Qu’ils reposent en révolte (des figures de guerre)
Sylvain George, 2010

Le film est déroutant mais rare.

Plutôt qu’un ciné-tract militant ou qu’un film didactique, c’est d’abord un travail de connaissance. C’est l’illustration d’une recherche, rigoureuse dans son approche patiente – Sylvain George ayant filmé Calais entre juillet 2007 et septembre 2010 – et dans le questionnement, la mise en crise et la subversion des représentations admises. La mise en scène prend position contre les traitements médiatiques ordinairement appliqués à Calais – en particulier le recours au spectaculaire – et contre certaines stratégies dominantes des journalistes (images volées, témoignages monnayés, usage d’une fausse proximité, etc.).

Une position éthique, d’abord – refus de céder au sensationnalisme, au voyeurisme, refus de faire primer l’événement sur l’enjeu. Sylvain George hésitait par exemple à filmer l’entrée dans les camions, image obligée de tout « sujet » télévisé sur Calais. Et plutôt qu’une mise en scène de l’assaut, il a finalement opté pour un gros plan, long, frontal, de façon à désamorcer les facilités de l’image-choc.

Une position politique, surtout, qui consiste à s’extraire du spectaculaire pour décrire ces tentatives de franchissement non comme des actions – des opérations – mais comme un climat. Sylvain George filme une impasse, une stase irrespirable. Qu’ils reposent en révolte décrit une situation plutôt que des trajectoires. Le quotidien de Calais y est filmé sur un mode distancié, paisible, qui laisse entrevoir l’aspect abjectement routinier de la surveillance policière. Le film représente ainsi la violence des politiques migratoires sur un mode nouveau, celui, dit Jacques Rancière, de « l’existence ordinaire de l’intolérable »: une brutalité feutrée, banalisée.

Le film est en dehors de toute sentimentalité. Il ne crée pas de confrontation peuple à peuple, n’individualise pas les luttes – il filme des singularités, pas des personnages. De même il ne localise pas, ne situe pas. Les images, sombres et blêmes, sont de Calais et ne le sont pas. La mer, des rails, des grilles, des routes et des grilles. Calais jumelé avec dix autres villes d’Europe. L’enjeu n’est pas Calais, Calais c’est seulement le point de passage, ou le goulot d’étranglement – là qui prend à la gorge. Le film questionne plus loin. Il suggère que la situation n’est pas attachée à un lieu déterminé, mais qu’elle est le fait de l’Europe et déborde donc le seul cas médiatique de la « jungle ». Les images prises à Calais s’insèrent ainsi dans une topographie indécise – elles composent un décor abstrait, anonyme, fait surtout de barrières et de barbelé, qui sont à la fois des obstacles bassement matériels et l’illustration de choix politiques.

S’il dénonce ces politiques, Qu’ils reposent en révolte ne prétend pas les expliquer ou être exhaustif. Ses lacunes, ses creux reflètent la démarche hésitante du réalisateur-chercheur, héritée du cinéma direct et de l’observation participante. Sylvain George refuse ainsi d’introduire une construction narrative ou de la théâtralité dans le réel. Pas de gestes refaits pour la caméra ; s’ils se répètent c’est malgré eux, dans la durée de l’intenable attente.

Certaines critiques ont cependant reproché au film d’appliquer trop d’esthétique à son traitement d’un sujet si grave. Le cinéaste s’en défend; jamais il n’a imposé au réel de répertoire de formes, jamais il n’a reproduit d’idées ou de motifs pensés a priori. Pas de pietà plaquée sur les corps, pour faire symbole ou pour faire joli. Plutôt qu’une mise en scène de l’intention, c’est une éthique et une esthétique de l’attention: il s’agit de trouver l’expression la plus juste, de travailler l’image comme un anthropologue ses définitions, de traduire la dimension évocatrice des objets, de faire entrer les motifs en résonance et circuler le sens.

Les détails sont d’autant plus éloquents que le montage ne cherche pas à leur faire dire quoi que ce soit. Les images sont nues, produites hors de tout récit – donc denses. Les oiseaux sont à la fois métaphore de la migration et de la déshumanisation; les vagues qui roulent sur la plage, c’est la mer-frontière et l’eau vive, à la fois l’obstacle et la fuite. On songe aussi à la boue des discours, aux « submersions » et aux « marées humaines » – et puis, à l’écran, l’écume meurt doucement sur le sable. Il y a des mains qui deviennent paysages, une paume blessée, de près, qui paraît un désert. Des hommes s’écorchent au rasoir ou se brûlent les doigts pour en effacer l’empreinte : des cicatrices, blanches, labourent les corps noirs; plus tard (c’était en 2009) les bulldozers tracent de pâles sillons dans le sable où se dressait la Jungle. C’est deux blessures, en écho. Cette beauté plastique ne relève jamais de la coquetterie, ou de l’ésotérisme; elle n’est que souci de rigueur et de précision, souci de rendre compte au mieux de la vérité de la situation.

Cette vérité, écrit Jérôme Valluy, c’est celle du « cauchemar éveillé de ceux qui subissent la barbarie démocratique. Ce film en noir et blanc, ces lumières et ces ombres, ces brillances, ces inversions de tons, ces épures artificielles de paysages naturels recréent le cauchemardesque de cette réalité sociale sans qu’il soit besoin de facilité compassionnelle. Cette beauté nous parle de son contraire, de l’insondable laideur de l’objet filmé, de cette violence qui s’exerce sur les gens. Sylvain George écrit la matière d’une sémantique des contrastes, non pas superficiellement entre le noir et le blanc, entre l’ombre et la lumière, mais entre le beau et le laid… où la beauté de l’image force à voir la déshumanisation. L’inventivité artistique de ces images dénaturalise l’objet, lui enlève toute évidence, toute spontanéité et contraint à le (re)voir autrement, à y apercevoir l’ubuesque que les documentaires ne montrent pas » et à quoi des discours politiques faits d’euphémismes et de contournements ont accoutumé peu à peu l’opinion. Le noir et blanc défait les évidences. On regarde enfin, ou différemment, ce qui revient au même – et enfin, on voit.

Jérôme Valluy ajoute que ce travail de la forme, et l’attente captivée, donc, de chaque image, réintroduisent dans le film un suspens absent du scénario. Sylvain George a conservé, dans son montage, les temps longs de l’attente, séquences étirées que coupent parfois l’accélération haletante des poursuites policières. Ce temps nu, ces limbes qui sont la réalité des vies arrêtées et contenues à Calais, seraient peut-être insoutenables sans la force d’entraînement des images.

Alain Carou, de la Bibliothèque Nationale de France, résume ainsi: « Le rythme très lent du film, le choix du noir et blanc concourent à une impression d’austérité extrême. Si l’on n’est pas rebuté, on entre dans une expérience de cinéma rare, puisqu’il s’agit d’atteindre à l’expérience de personnes qui vivent dans les mêmes lieux que nous et pourtant dans une toute autre réalité. Comment en effet, sinon par un cinéma radicalement différent, sortir des effets de familiarité pour faire entièrement droit à ce que la vie des sans-papiers, dans la précarité absolue qui est la leur, a de radicalement autre ? »

Sylvain George affirme aussi avoir inventé cette forme expérimentale en réponse au caractère « expérimental » de politiques exercées impunément sur les corps mêmes des personnes migrantes. Reprenant Walter Benjamin, le cinéaste évoque à propos de Calais un état d’exception, une zone grise, un interstice où la loi est suspendue par ceux-là mêmes qui sont censés la faire respecter, un lieu où les personnes sont dépouillées de leurs droits et non plus considérées comme sujets. Les visages engloutis, les mains faites paysages, les corps absents ou violentés sont les conséquences matérielles de politiques de tri et de répression.

La plasticité de l’image restitue cette violence et son inscription dans les chairs, mais la présence obstinée des corps ou de leurs traces traduit aussi leur résistance; la scarification est d’abord une contre-stratégie visant à empêcher l’inscription forcée des empreintes digitales au fichier Eurodac, qui sert à déterminer le pays où la personne migrante devra demander l’asile, en vertu de la convention de Dublin. Plutôt qu’une posture surplombante ou apitoyée qui ferait de la personne migrante une victime, cette mise en scène attentive la rétablit comme sujet politique, comme « figure de guerre ». Le film montre les gestes quotidiens de la survie, fait l’archéologie de la présence des exilé.e.s à Calais. Fragments incendiaires, autonomes et sans chronologie, qui ne donnent prise ni à la fiction ni au romanesque mais se télescopent, s’entrechoquent et clament la faillite des politiques migratoires.

Le 22 septembre 2009, la Jungle de Calais est détruite. Des abris, dits de fortune, ne restent que les affiches publicitaires utilisées pour bâtir, et certains de leurs slogans, là, sont d’une ironie terrible. Empêtré dans un arbre, il y a un sac de courses – « Je me simplifie la vie. Je fais des économies. » Éric Besson dit qu’il est très content.

Après le démantèlement, il y a un homme dans un centre d’hébergement d’urgence, qui s’ensevelit sous le drap de gaze. Fin du film.

« Dans celui qui a sa fièvre en soi, à qui n’importent les murs /
dans le faible à jamais récalcitrant /
dans la présence de la mer /
dans la distance du juge /
dans la cécité »

– Henri Michaux, Qu’il repose en révolte

(Les déclarations de Sylvain George et Jacques Rancière sont tirées d’un débat organisé par la revue Independencia le 11 décembre 2011.

Les citations de Jérôme Valluy et d’Alain Carou sont tirées de Mediapart, respectivement le 20 novembre 2011 et le 19 octobre 2014.)

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