Le Havre
Aki Kaurismäki, 2011

Le Havre d’Aki Kaurismäki n’est d’aucune époque. Ce n’est pas une ville non plus, c’est à peine un quartier, d’étroites rues patinées qui se croisent et se souhaitent simplement le bonjour. Les vareuses y frayent le soir avec les épiciers, au bistro « La Moderne », pour boire un blanc au zinc et railler la Bretagne. Pêle-mêle, des téléphones à cadran, des galurins, des gabardines, et un cireur de chaussures qui s’appelle Marcel Marx. Il était écrivain, avant, à Paris, mais ses succès n’étaient, dit-il, qu’artistiques; il a trouvé refuge au Havre. Les passants, impassibles, l’y foulent aux pieds, ils ont le cuir épais; rien ne sert cependant de leur cirer les pompes, puisqu’elles sont toutes en toile. Marcel vit donc chichement, raide comme un passe-lacet.

Il a un femme qui s’appelle Arletty, et dans ce Havre de studios tout évoque avec elle le cinéma des années trente, le réalisme poétique, et le jour qui se lève sur des hommes acculés.

Au port, un conteneur gémit. On l’ouvre à l’aube et y trouve enfermés quinze ou seize Gabonais. La Croix rouge est là; le visage sidéré stoïque d’une bénévole reflète celui sidérant stoïque des clandestins[1]. La police est là aussi, et dans ce dédale naïf de tôles colorées, l’uniforme bleu dur détonne, et les fusils braqués fébriles sur l’enfant qui s’enfuit, et le titre rouge, alarmé, d’un journal local: « Des liens avec Al-Qaïda ? L’un des réfugiés en cavale: armé et dangereux ?« 

Les téléphones à cadran et les galurins gris étaient admis, familiers. L’aberration c’est la cuirasse des gendarmes, c’est le démantèlement de Calais[2], qui consterne « La Moderne », c’est les clôtures du centre de rétention où échoue le grand-père de l’enfant. Cuirasses et clôtures sont de notre temps, elles en résument même l’actualité la plus pressante, la plus indigne; et c’est elles qui semblent arriérées.

Les références visuelles au passé se doublent de la nostalgie d’une société où l’entraide va sans dire, et font résonner avec l’histoire la présente crise de l’accueil. Jean-Pierre Léaud délateur évoque la Seconde Guerre mondiale, et Little Bob, figure tutélaire du blues-rock havrais, chante « Libero » en hommage à son père, un anarchiste italien qui avait fui en France le régime fasciste.

Le Havre allie la désaffection inquiète du monde moderne et le goût du mélodrame révolutionnaire – il s’appelle Marx, l’écrivain fait cireur pour rester proche du peuple – qui traversent toute l’œuvre de Kaurismäki. À ses récits de la marge répond une mise en scène dépouillée, faite de plans fixes et de brefs panoramiques. Les dialogues ont la même simplicité, la même concision, et l’apathie du jeu, délibérément dénué d’accents – dans la lignée du cinéma de Robert Bresson – est commandée par le même refus de la dramatisation.[3] Cette méfiance vis-à-vis des intentions de jeu, au mépris du réalisme, donne au Havre des airs de conte moral.

Le trait est volontiers grossi, comme dans les œuvres du muet, au premier rang desquelles le Kid de Charlie Chaplin est le modèle évident de Kaurismäki: « En temps de crise, les traits de personnalité les plus nobles comme les plus ignobles se révèlent. Quand tout est perdu, les gens font preuve de solidarité et d’abnégation. J’ai fait exprès d’exagérer les qualités de l’humanité, ces qualités qu’on ne voit plus souvent de nos jours. » [4]

Le travail de l’image – la lumière désuète, les a-plats de couleur, le gros pavé des rues évoquant l’artifice du studio – contribue aussi à faire fable. Kaurismäki déploie dans les décors du Havre une palette nordique, un assemblage de teintes fortes aux tonalités froides: il s’inspire d’Edward Hopper, peintre d’autres faubourgs. Ce traitement pittoresque érige en archétype le quartier démodé : ce Havre-là, bon port, est un refuge rêvé.

L’entorse au réalisme souligne l’absurdité de la solution répressive – rétrograde, et aveugle; du préfet qui intime à Monet d’arrêter l’enfant noir, nous ne connaissons que la voix – et rétablit la solidarité comme une simple évidence. Aucune emphase, aucune affectation; le récit ne cède ni à l’héroïsme individuel, ni au pathétique. Idrissa, l’enfant, croise Marcel, et Marcel l’aide. D’autres l’aideront aussi. Gestes tout naturels au Havre de carton-pâte où dignité et bienveillance trouvent encore asile.

Le film fait mieux qu’une fin heureuse, il est sans naïveté: des bouts de Kafka, Laïka chien pionnier, un ananas, jaune outre-mer, aux mains du commissaire – fouillis de détails drôlatiques, éloquents, qui disent, l’air de rien, l’air vicié du temps.

[1] « Au début, j’avais écrit que le conteneur était sale et qu’une partie des clandestins étaient morts dans la traversée. Mais je n’ai pas été capable de tourner cela et j’ai décidé de faire le contraire. Je les ai montrés vêtus de leurs plus beaux vêtements. Je les ai montrés comme des êtres humains dignes et forts. » – Aki Kaurismäki, Courrier International n°1102, 15 décembre 2011

[2] Ce sont les images du démantèlement du 22 septembre 2009.

[3] « L’un des éléments les plus importants de mon inexistante formation de réalisateur a été un documentaire montrant Jean Renoir en train de faire passer des bouts d’essai à des acteurs. J’en ai retenu un bon conseil : d’abord dire le texte en entier, sans rien exprimer. Aucune nuance. » – Propos rapportés par Peter Von Bagh dans Kaurismäki, Editions Cahiers du cinéma, 2006

[4] Aki Kaurismäki, Courrier International n°1102, 15 décembre 2011

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