Soleil Ô
Med Hondo, 1970

Des tambours, et une foule de figurines noires qui fait cercle. Au centre, à leur tête, il y a un homme assis. Des santons blancs le coiffent d’un casque colonial, le battement accélère, et les mêmes ensuite le détrônent, le renversent. C’est à peine un générique, d’un dessin sommaire, d’une animation convulsive, mais radical dans son propos et osé dans sa forme, à l’image de ce film-manifeste, réalisé avec un budget risible et une colère immense, et dont le titre à présent se donne à lire: Soleil Ô

Puis une nef toute blanche. Un groupe d’hommes noirs est assemblé devant un prêtre au teint cireux.

« Pardonnez-moi mon père, j’ai parlé Bambara.« 
« Pardonnez-moi mon père, j’ai parlé Lingala.« 
« Pardonnez-moi mon père, j’ai parlé Kikongo.« 
« Pardonnez-moi mon père, j’ai parlé Soninké.« 

Ils confessent, du bout des lèvres, la richesse de l’Afrique. L’aumônier les absout – les blanchit – les baptise et leur donne des noms d’apôtres. Ils posent leur yeux résignés sur la caméra, répètent leur patronyme, crachent sur le sol, et sortent.

Ils quittent l’église en procession, drapés de jute, brandissant des croix blanches. Clairon, roulement de tambour; un raccord aussitôt les harnache en tirailleurs. Ils renversent les croix de bois clair, les empoignent comme des lames, et reprennent au pas cadencé leur ordre de bataille.

Ils s’arrêtent sous un uniforme ventripotent, statue de commandeur montée sur piédestal. A son invite, ils s’entre-tuent dociles. La manche engalonnée agite au-dessus d’eux les billets promis au vainqueur, et regarde rieuse leur longue lutte à mort. L’entourant des fantoches noirs observent, complices, les cadavres entassés sur les marches de marbre.

Fin du prélude.

L’un des corps s’est relevé, il s’en va pour Paris. Il n’a pas de nom, et qu’importe; il est tous les exilés ensemble, et sa trajectoire est profondément collective. « Mon personnage principal peut être éboueur, étudiant ou professeur. Son statut ne l’empêche pas d’être également affecté par le contexte global d’une société raciste. Être noir, en France, est une identité » explique Med Hondo.

Cette extension du « je » au « nous », l’expérience accumulée de racismes affichés ou pernicieux, la rage née de ces douleurs et de ces frustrations évoquent le cinquième chapitre de Peau noire, masques blancs, de l’essayiste martiniquais Frantz Fanon, intitulé « L’expérience vécue du Noir ». Selon Fanon, la colonisation a laissé en héritage un système de valeurs et un imaginaire dans lesquels les Noirs sont infériorisés, donnés pour sauvages ou, tout au moins, immoraux. « En Europe, écrit-il, le Noir symbolise le péché. Ne dit-on pas la Blanche Justice, la Blanche Vérité, la Blanche Vierge ? ». Ces représentations symboliques triomphent tôt, charriées par le cinéma et les illustrés pour enfants, et cette « imposition culturelle » fait naître névroses et aliénation. Ainsi poursuit l’essayiste, « le jeune Noir, qui à l’école ne cesse de répéter “nos pères, les Gaulois”, s’identifie à l’explorateur, au civilisateur, au Blanc qui apporte la vérité aux sauvages, une vérité toute blanche. Il y a identification, c’est-à-dire que le jeune Noir adopte subjectivement une attitude de Blanc. » [1]

Le héros de Med Hondo s’exile donc confiant, rieur. Il maîtrise l’histoire et la langue françaises (Fanon s’attarde sur la mise au ban du créole dans les écoles martiniquaises[2], et sur l’importance que revêt la langue « de Molière » comme “moyen de se prouver une adéquation à la culture » métropolitaine), il va en France, où on l’attend. « Douce France, je suis blanchi par ta culture mais je reste Noir, comme au début. Je t’apporte les salutations de l’Afrique. Douce France, je viens à toi. Je rentre chez moi. »

Et puisque l’on refuse de l’admettre où tout de son éducation le dit chez lui, puisqu’on le réduit à une couleur de peau dont tout contribuait à l’aliéner, puisqu’il est fait objet et confronté au racisme, il est incrédule. « Je sais que ce n’est pas de la discrimination. Je suis chez moi. Nous avions les mêmes ancêtres. Ils étaient tous Gaulois ! »

Il fait comme d’autres, tous les autres sans doute, l’expérience douloureuse de la non-reconnaissance. Dans les rues de Paris, on parle à voix basse et inquiète de « péril négro-arabe », « d’invasion noire ». « J’étais haï, détesté, méprisé, non pas par le voisin d’en face ou le cousin maternel, mais par toute une race. J’étais en butte à quelque chose d’irraisonné. Pour un homme qui n’a comme arme que la raison, il n’y a rien de plus névrotique que le contact de l’irrationnel. Je sentis naître en moi des lames de couteau. Je pris la décision de me défendre. » écrit Fanon.

Cette défense passe d’abord par l’affirmation d’une culture et d’une histoire noires, que des politiques coloniales assimilationnistes ont défigurées, annihilées, niées. Fanon écrit « Je fouillai vertigineusement l’antiquité noire. Ce que j’y découvris me laissa pantelant. Le Blanc s’était trompé, je n’étais pas un primitif, pas davantage un demi-homme, j’appartenais à une race qui, il y a de cela deux mille ans, travaillait déjà l’or et l’argent. » Et le héros de Soleil Ô renchérit: « Nous avions notre propre civilisation… nous travaillions le fer… nous avions nos propres systèmes éducatifs et judiciaires. »

En France, on ne lui tend qu’un balai.

Une salle de classe. Des hommes noirs sont courbés sur d’étroits écritoires. Debout sur l’estrade un blanc leur explique qu’il faut pour se comprendre mettre les mêmes mots sur les mêmes choses. Il passe des objets à son assistant noir, assis près du bureau. « Un balai. » Le blanc dicte, l’assistant répète en montrant l’outil, et les autres ânonnent. « Un ba-lai. » « Une scie à bois. » « U-ne-scie-à-bois. » « Une scie à métaux. » « U-ne-scie-à-mé-taux. » Pas d’autres débouchés.

Un garage fait paraître une annonce, le héros s’y présente; le mécanicien, fourré sous un capot, dit que c’est bien ici. Lorsqu’il relève la tête, elle est noire de graisse; voyant l’autre il bégaie et lui montre la porte. Les immigrés, voyons, non, ce n’est pas la même chose; deux syndicalistes refusent l’aide de militants étrangers, destinée aux sans-papiers, au prétexte qu’ils ne savent pas où les joindre. Les travailleurs noirs continuent de s’entasser dans d’indignes taudis.

Soleil Ô est le titre d’un chant antillais, le cri de douleur et de rage des esclaves arrachés au Dahomey. Le film de Med Hondo dénonce un nouvel asservissement; la France, les anciennes puissances coloniales courtisent la force de travail noire, nécessaire à leur développement, mais à ces travailleurs dont elles privent l’Afrique n’offrent que du mépris, Pour lutter contre ces discriminations, le héros et des camarades africains créent leur propre syndicat. Ils se heurtent à l’indifférence de tous, et des dignitaires africains qui fraient corrompus avec la bourgeoisie blanche. 

 

Les amitiés qu’ils parviennent à nouer avec des Français blancs sont teintées d’hypocrisie ou de condescendance. Dans un café où l’on tolère leur présence, et leur musique, les Africains entonnent ironiques un couplet raciste (« Avez-vous vu (bis) / Ces trois sauvages (bis) / Qui débarquaient (bis) / Hier à Paris (bis) / Ils étaient noirs (bis) / Comme du cirage (bis) / Depuis la tête (bis) / Jusqu’au nombril.« ) et sont rejoints dans cet exutoire par un Bernard Fresson hilare. La gaieté du blanc ne s’embarrasse pas de honte, c’est à peine de la dérision; tard dans les rues, éméché, il hoquette encore l’infâme refrain, et plus personne ne rit.

Soleil Ô discrédite avec cynisme des stéréotypes tenaces, pointés aussi par Fanon, tel celui de « l’étalon noir ». Deux femmes se défient de coucher avec un noir, et l’une séduit le héros, sous les cancans de la rue (des bruits de basse-cour sont superposés aux images de passants scandalisés). Au lit plus tard elle se dit haut déçue, et fume sa cigarette d’une moue dégoûtée.

La suite effrénée des scènes et des styles – rêveries surréalistes, errances documentaires, analyses politiques – restitue le trouble extrême où ses expériences du racisme jettent le héros. De duperies en regards détournés, son amertume se hérisse, et sa fureur éclate, sardonique, dans la chambre étriquée où il ne peut se tenir droit, debout (le cadre toujours le mutile): « Vous êtes complices de tous les crimes de cette terre. Vous autorisez l’esclavage, le meurtre et le génocide. Vous choisissez vos victimes et vos bourreaux selon leur couleur de peau, selon qu’ils acceptent, ou refusent vos politiques. Vous dormez paisibles, l’esprit serein. Le sentiment agréable d’avoir bonne conscience vous enveloppe. L’aide que vous nous donnez vise surtout à protéger vos propres marchés, et à maintenir vos privilèges économiques. Vous êtes tous compatissants. Tous bons chrétiens. Mais vous savez que tout contact est égoïste. Tout dialogue est un commerce. Toute aide est un investissement. Tout cadeau vous sera remboursé. Toute vérité peut s’acheter. L’homme meurt devant vos yeux ouverts, anéanti, méprisé, rejeté. Afrique, Afrique, Afrique, Afrique… » 

Suffoqué le héros fuit la ville à toutes jambes, la gorge nouée de cris. A l’orée d’une forêt une famille des parages l’invite à déjeuner. Les têtes blondes boudent la nourriture, montent même sur la table pour piétiner le repas; les parents rient de toute cette ruine, devant l’homme affamé. L’Europe repue gâtée et l’Afrique accablée.

Révulsé par cette ultime humiliation, cet ultime gâchis[3], il s’enfuit dans le bois; à bout de souffle il est assailli des portraits de Patrice Lumumba, de Che Guevara, de Mehdi Ben Barka et de Malcolm X, tandis que crépitent des mitraillettes[4]. « [Cette fin] reflète l’évolution idéologique du personnage. Elle symbolise sa prise de conscience, que redouble sa fuite. Il a des visions de figures historiques qui se battent pour que ce qu’il a vécu ne se répète pas », explique Med Hondo. Il hurle longtemps.

Fanon conclut: « Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement. »

Le héros de Soleil Ô tombe exténué au pied d’un arbre. Dernier écho visuel à la pensée de Fanon, cette fois dans Les Damnés de la terre: « Pour assurer son salut, pour échapper à la suprématie de la culture blanche, le colonisé sent la nécessité de revenir vers des racines ignorées, de se perdre, advienne que pourra, dans ce peuple barbare. »

Le ton syncopé et enfiévré qu’adopte la narration de Soleil Ô puise à ces racines, et évoque les griots africains[5]. Med Hondo rend hommage à cette influence plus qu’à celles d’Eisenstein ou des cinéastes de la Nouvelle Vague, et notamment de Jean-Luc Godard sous le patronage duquel la critique française avait tôt fait de le placer: « Soleil Ô dérive de la tradition orale africaine et dépeint une réalité unique. Il n’y a pas de dichotomie entre forme et fond; le fond impose une forme. Je voulais décrire plusieurs vies en une, et dans mon pays, lorsque l’on aborde un sujet précis, les digressions sont fréquentes avant un retour au thème initial. Les cultures noires ont une syntaxe qui n’a rien à voir avec la logique cartésienne. Nous ne devrions pas raconter cette histoire à la manière d’Hollywood, mais d’une façon proprement africaine. » L’ambition d’Hondo est d’expliquer à tous publics les causes, les structures et les réalités de l’immigration africaine – en quoi il a conçu un film « cristallin, ni intellectuel, ni sophistiqué » -, mais d’abord et surtout de « s’adresser aux Africains et au monde noir ».

Et au lieu du mot « Fin », « À suivre ».

Les déclarations de Med Hondo sont extraites de Jump Cut, n°31, Mars 1986, pp. 44-46. Celles de Frantz Fanon de Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952.

[1] L’ouvrage de Fanon analyse les séquelles de cette prémisse, et certains exemples se trouvent justement illustrés par Hondo: dans la rue deux hommes noirs s’insultent au prétexte de leur couleur de peau.

[2] De Soleil Ô, Med Hondo explique: « Toutes les scènes sont inspirées de la réalité. Car le racisme n’est pas une invention, surtout pas au cinéma. C’est comme un manteau dont on vous habille, avec lequel vous êtes forcé de vivre. Même la scène de confession, au début du film, est fondée: dans les Antilles, où je suis né, on enseigne aux enfants que connaître le Créole est un péché. » – Déclarations de Med Hondo dans « Jeune Cinéma », juin-juillet 1970

[3] C’est une scène de gaspillage qu’a vécue Med Hondo, lorsqu’il travaillait aux Halles.

[4] Cette bande sonore est un écho possible aux derniers mots d’un texte d’Ernesto Che Guevara: « que d’autres hommes se lèvent pour entonner les chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses et des nouveaux cris de guerre et de victoire. » – dans Le Socialisme et l’homme. Écrits politiques, traduit de l’espagnol par Fanchita Gonzalez Battle, Bruxelles, Éditions Aden, 2006, p. 172. 

[5] Plus que les auteurs noirs francophones dits de la négritude, dont Aimé Césaire et Léopold Sédar-Senghor, cités par Fanon. Lors d’une intervention au cinéma Le Méliès à Montreuil, le 24 septembre 2017, Med Hondo affirme n’avoir pas été partisan de la négritude – qu’il jugeait insuffisant à libérer l’opprimé – bien qu’il en reconnût la nécessité historique. Citant le poète franco-haïtien René Depestre, il dit « bonjour et adieu à la négritude« .

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