Far from heaven
Todd Haynes, 2002

de 00:37:37 à 00:42:55

Far from heaven est conçu comme un hommage aux mélodrames de Douglas Sirk, où les sentiments sont en prise avec les conventions et les tensions sociales, raciales et sexuelles. L’esthétique des films de Sirk réfléchit ces conflits: tout comme l’extérieur lisse des sociétés bourgeoises camoufle des passions dévorantes, des intimités déchirées et une hypocrisie féroce, l’apprêt des plans et les mélodies paisibles de Bernstein déguisent une critique sociale incisive.

Dans Far from heaven, Cathy Whitaker (Julianne Moore) se heurte au puritanisme provincial; son amitié avec un jardinier noir, Raymond (Dennis Haysbert), fait scandale. Héritée de Sirk, la mise en scène méticuleuse de Todd Haynes révèle la complexité de drames enfouis, insoupçonnés, dans un monde d’apparences et d’artifices de studio. L’emploi fréquent de miroirs indique la duplicité des personnages, ou leur renvoie le reflet tragique de leur solitude; l’architecture matérialise leurs aspirations autant que les obstacles qui les enchaînent; des teintes vives symbolisent les variations secrètes de leurs sentiments. Les luttes qui façonnent le récit se reportent dans l’image par l’usage du clair-obscur et le contraste de couleurs complémentaires. Dans la séquence de l’exposition de peinture, l’aliénation aux conventions est ainsi traduite par des normes visuelles contraignantes.

Cette scène résume le conflit de l’intime et du social: le rapport éminemment personnel à l’art est dévié et ramené à des mondanités. La trajectoire de Cathy dans l’espace clos de la galerie est une circulation du privé au public, des confidences aux obligations. Ce ballottement structure toute la séquence: l’arrière-plan encombré de figurants, l’intrusion de plans d’insert, la profondeur de champ figurent le regard pesant de la société bourgeoise, qui ne se relâche qu’au moment de la conversation dérobée de Cathy et Raymond.

Comme dans les drames domestiques de Sirk, c’est dans un espace confiné, mais sans cesse reconfiguré par les choix de cadrage et la distribution des taches de couleur, que se révèlent à plein les tensions en présence.

Le vernissage est un instant décisif du drame: l’entente de Cathy et de Raymond s’affiche pour la première fois en public. La séquence oscille donc entre attitudes de façade et instants d’abandon.

La scène décrit d’abord les obligations sociales de Cathy envers Eleanor, Mona, le marchand d’art qui lui est présenté et la correspondante du journal local, Mme Leacock. À son arrivée dans la galerie, elle est accompagnée par un étroit panoramique – ce suivi serré, qui va droit au groupe sans s’attarder sur les toiles, suggère d’emblée la contrainte, l’impératif protocolaire. Les fondus enchaînés, les mouvements de la caméra ne sont jamais libérateurs; au contraire, ils privent les personnages de répit, les acculent dans les recoins du cadre et de l’architecture. Cathy est d’abord excentrée à droite de l’image, quand elle converse avec Mona, puis l’arrivée de Mme Leacock force un recadrage qui la relègue en bordure gauche. L’espace de la galerie est toujours obstrué – il laisse peu de place à la solitude ou à l’intimité.

L’exposition déguise aussi des enjeux politiques: les jugements de goût reflètent des postures clivées. Une dame âgée confie préférer aux œuvres exposées les tableaux des maîtres – Rembrandt et Michel-Ange – tandis que leur adhésion à l’art contemporain traduit le progressisme de Raymond et Cathy, et leur vue plus large. Eux vouent un intérêt sérieux aux peintures que Mona et le marchand d’art semblent dédaigner.

La galerie est un lieu mondain et fermé, tandis que le tableau est une étendue où le regard se promène à l’aise. La musique ponctue ces instants de contemplation, de relâchement, elle en conforte la quiétude: le court travelling qui mène à Cathy devant les toiles est souligné par des hautbois et des flûtes, tandis que son échange avec Raymond, face à l’oeuvre, s’accompagne d’arpèges au piano. C’est aussi dans ces deux moments que l’arrière-plan est le plus dégagé, la profondeur de champ la plus réduite. L’attention se relâche autour des personnages: l’espace leur ménage enfin une intimité et leur présence s’impose au centre du cadre.

En revanche, dans le dernier temps de la séquence, les axes de prise de vue sont biaisés, les plans composés de nouveau dans la profondeur: l’image demeure organisée autour de Cathy mais se peuple de regards médisants. L’ostracisme des personnages est révélé en creux, par des dialogues d’apparence anodine.

Tout au long de la séquence, la palette de couleurs révèle ces clivages discrets. L’unité chromatique des robes vertes marque l’appartenance à la bourgeoisie,  et contraste avec l’orange qui éclaire le visage de Raymond, et déposé par touches sur la tenue de sa fille Sarah. Dans la galerie, les toiles sont souvent dominées par l’une ou l’autre de ces teintes. La fracture sociale se reporte ainsi dans l’image par l’opposition de couleurs chaudes et froides.

Le personnage de Cathy est partagé: son costume, à la fois vert et orange, trahit son allégeance double. Ces deux teintes ressortent différemment selon l’éclairage de la galerie, et le cadrage qui laisse ou non entrevoir sa jupe; les tableaux, à l’arrière-plan, sont autant de rappels colorés qui l’attirent tour à tour d’une classe à l’autre. Quand la journaliste la tire brusquement de sa rêverie, elle est devant une toile verte qui la rappelle à ses obligations mondaines. Pendant le bref dialogue qui suit la caméra se décale, et lorsqu’elle aperçoit Raymond et Sarah, qu’éclairent la découpe orangée d’un vitrail, face à une peinture ocre, Cathy se trouve elle aussi près d’une toile de cette teinte. Elle traverse alors la pièce pour les rejoindre, et le cadre élargi laisse voir les plis orangés de son jupon, et les deux peintures qui l’encadrent sont des camaïeux d’orange et de vert. Elle se place près de Raymond – un tableau vert lorgne à l’arrière-plan; comme le jardinier envoie sa fille jouer dehors, un plan resserré suggère une opposition entre Sarah, dont le col orange est uni aux teintes de la toile et du vitrail, et Cathy dont on ne voit plus que le velours vers de la veste. Raymond, pris entre ces deux couleurs, est partagé entre son amitié pour Cathy et la nécessité de protéger sa fille des conséquences d’une telle familiarité.

Immédiatement après cette rencontre, une courte scène entre Sarah et de jeunes garçons blancs présage d’un drame prochain. Après leur apostrophe méchante à Sarah, ils quittent le cadre; un panoramique accompagne leur sortie et s’arrête sur la jeune fille, exclue. Elle est excentrée, en bordure gauche du cadre, rejetée à la périphérie de l’image par la masse végétale verte qui s’y étale. La scène s’achève par un plan pris depuis l’entrée de la galerie: l’encadrement des portes vitrées enferme étroitement Sarah. Les couleurs automnales scindent l’arrière-plan: un feuillage ocre est enclos avec Sarah dans l’embrasure de la porte, tandis qu’un couple bourgeois se rendant à l’exposition s’aligne sur un arbre encore vert.

Le conflit, latent, s’exprime par contrastes colorés: les costumes et les décors se répondent, et organisent les personnages en deux classes. Le colorisme délicatement saturé de cette séquence est encore hérité de Douglas Sirk: la palette de ses films associe souvent des couleurs complémentaires qui trahissent les émotions changeantes de ses héroïnes, et les luttes qu’elles mènent secrètement contre la dominante sociale. Une toile orange apparaît derrière Cathy lorsqu’elle converse avec la journaliste, l’appelant ailleurs; une peinture verte, visible tandis qu’elle discute avec Raymond et Sarah, figure les médisances obstinées des bourgeois. Les tableaux expriment une tendance en décalage avec la situation, et Cathy souvent jure – elle ne se trouve jamais en adhésion complète avec les conventions de son milieu, pas plus qu’elle ne peut converser librement avec Raymond. Elle baisse d’ailleurs la voix lorsqu’elle lui confie soutenir l’égalité entre blancs et noirs. Les touches de couleurs et les attitudes des personnages rappellent sans cesse la présence hostile du hors-champ.

Ce hors-champ vient régulièrement perturber l’intimité des personnages. Le flash aveuglant de l’appareil photo oblige Cathy à sortir de sa contemplation, ruinant l’apaisement qu’avaient installé la musique et un lent travelling le long des œuvres. C’est un brusque mouvement de caméra qui mime l’intrusion de la journaliste et de son photographe dans le plan. De la même façon, quand Raymond et Cathy observent ensemble une toile de Miró, c’est un rire hors-champ, suivi d’un panoramique heurté, qui interrompt leur échange. Ces intrusions subites suggèrent l’affût des regards, toujours près de se jeter sur eux. De nombreux plans révèlent ainsi les coups d’œil accablant Raymond et Sarah: une image, prise au-dessus de l’épaule de la journaliste à droite, laisse entrevoir l’oblique du regard porté sur eux, à gauche et au fond du cadre. Deux plans d’insert, déséquilibrés à la faveur de la marge droite du cadre où guette une femme bourgeoise, plient la galerie à son regard hautain.

Le tableau de Miró, qui emplit tout le cadre, est une ouverture, un espace libre de contraintes. Le bleu de la toile abolit le joug des regards, les luttes de vert et d’ocre. Un travelling arrière découvre Cathy et Raymond, face au cadre. En contre-champ, un plan frontal: les personnages sont enfin seuls à l’image, seuls avec le tableau, délivrés des regards en coin. Le bleu pâle des cimaises, l’éclairage bleuté du visage de Raymond, la musique créent une trouée, une respiration presque irréelles. Le raccord entre cette image sereine et le groupe de commères est d’une violence inouïe.

La caméra détaille le tableau, tente de rétablir l’intimité, mais le rire, hors-champ, coupe l’envolée des arpèges. Le mouvement de la caméra puis le regard d’Eleanor, qui va des indiscrètes à Cathy, raccordent l’espace privé à l’arène publique, et précipitent la fin de la séquence.

Cathy et Raymond sont au second plan, encadrés entre Eleanor et la femme qui l’entretenait; ils sont au centre des conversations, enfermés dans l’on-dit. Cathy rejoint son amie au premier plan, qui l’interroge au sujet de Raymond et Sarah, à peine estompés à l’arrière-plan, comme épinglés au mur. Un autre axe, et l’usage d’une plus courte focale révèlent ensuite le monde qui encombre la galerie. On devine les regards désapprobateurs adressés à Cathy par les nombreux figurants qui accaparent l’espace. La dernière réplique de Cathy à son amie, écho d’une conversation ressassée la veille près de son mari, conclut la séquence par un échec: la convention étouffe encore ses désirs.

L’identité stylistique et les enjeux dramatiques de Far from heaven sont donc indissociables: la critique portant sur le non-dit, l’euphémisme et l’hypocrisie, elle s’exprime plus lisiblement dans l’image. La composition étudiée des plans mime ainsi les entraves des personnages, suffoqués par la disproportion des lignes, l’usage de courtes focales, le suivi serré de leurs mouvements, leur isolement dans le cadre. Les raccords brusques les privent d’apaisement, les couleurs révèlent à leur insu les contraintes qui leur pèsent. L’esthétique révèle, l’air de rien, les tensions pourtant violentes qui traversent la séquence: les médisances mondaines se heurtent aux méditations sur l’art abstrait, le public à l’intime, la futilité à la profondeur.

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