La Pyramide Humaine
Jean Rouch, 1961

« Alors le noir et le blanc seront amis »

À l’octobre 1946, une « belle promenade » de huit mois sur l’immense fleuve Niger scelle la rencontre de Jean Rouch avec l’Afrique. L’ingénieur devenu ethnologue et cinéaste découvre sa méthode: privilégier la rencontre à une posture distante et prétendument objective. L’approche ethnographique de Rouch dérive ainsi d’une pratique rigoureuse de l’amitié: « le petit Lam » et Damouré Zika, rencontrés au cours de cette première expédition, deviendront les complices, les techniciens et les acteurs de son œuvre cinématographique. Jean Rouch mène sa recherche « d’homme à homme » ; il se présente à l’autre « le plus humblement possible, c’est-à-dire le plus amicalement possible. »

La méthode ouvre des perspectives nouvelles au travail scientifique: en 1948 par exemple, Rouch filme Circoncision et capte avec empathie le mélange d’effroi, de soulagement, de douleur et de fierté des enfants soumis à ce rite de passage. Les enseignements de l’observation participative sont portés à leur plus haut degré: « j’étais leur copain, donc on partageait quelque chose », affirmera Jean Rouch des jeunes circoncis dont il filme, en gros plan, les larmes dignes et les sourires consolants. Cette pratique de l’amitié, à l’œuvre dans le travail strictement documentaire, joue aussi à plein dans les ethno-fictions de Rouch, films choraux en grande partie improvisés, œuvres collectives tournées entre copains, et dont le premier exemple est Jaguar, achevé en 1954.

Dans l’œuvre de Rouch, l’amitié est tout à la fois la méthode privilégiée du travail et son objectif. La Pyramide Humaine, réalisé en 1959, cherche ainsi à faire advenir la rencontre entre les élèves européens et africains d’une même classe, au Lycée de Cocody, à Abidjan. Jean Rouch propose aux élèves, qui ne se fréquentent pas, de mettre en scène la naissance fictive de leur amitié. Sur le tournage, par l’exercice de l’improvisation collective, une véritable camaraderie se construit, qui persistera au-delà du film. La caméra agit comme un catalyseur et vient bouleverser les rapports établis – un conflit racial qui tient tout à la fois de l’ignorance, de la méfiance et du préjugé. Rouch assigne à certains élèves des propos et attitudes racistes qui prétendent refléter la réalité de l’avant-tournage et se dissipent à mesure que s’élabore le travail collectif. Le tournage de La Pyramide humaine est en cela l’occasion dont le cinéaste estimait, dans ses premiers carnets de mission, qu’elle était un paramètre nécessaire de la rencontre entre blancs et noirs:

« Il faut qu’entre des hommes si différents, une occasion révèle un point commun. […] C’est la troisième épreuve, la plus fortuite, la moins contrôlable, qui se juge davantage avec le cœur qu’avec la raison et que j’appellerai épreuve de la rencontre pour ce que ce mot exprime de hasard, de fragilité et d’espoir. »[1]

L’amitié naît simultanément sur le plan de la fiction et celui du réel. La Pyramide Humaine illustre exactement l’axiome énoncé par Jacques Rivette, admirateur du travail de Jean Rouch: la fiction documente son tournage. La complexité du film tient dans le télescopage permanent de ces deux ensembles: les discussions entre les acteurs et le réalisateur alternent avec des scènes de fiction, le visionnage des rushes et les images prises à Paris, bien après le tournage. Le film ainsi créé n’a pas vocation à refléter fidèlement la réalité; il crée une autre réalité, une réalité multiple qui intègre tout autant les querelles amoureuses, le racisme quotidien et la tendresse des amitiés adolescentes que des éléments de merveilleux empruntés à la poésie. Imprégné de surréalisme, Jean Rouch tâche d’atteindre par le cinéma un degré supérieur de réalité, étroitement lié au rêve et à l’imaginaire. Après la projection de Vérités et mensonges d’Orson Welles et François Reichenbach, il affirmait ainsi que « le meilleur moyen d’apporter la vérité, c’est encore de mentir. » La Pyramide Humaine participe de cette « vérité du trompe-l’œil »: par le jeu et par l’improvisation, les élèves expriment la réalité complexe des rapports entre Africains et Européens. Passé dans la fiction, le racisme perd toute signification, pour n’être plus qu’un discours artificiel, mécaniquement plaqué sur les lèvres des adolescents par l’effet du doublage. À terme, le jeu permet donc la rencontre, et d’une affection feinte procède une amitié sincère et durable. Tel est l’objectif d’un tournage qui n’avait pas pour fin le film en lui-même, mais plutôt le partage réalisé autour de la caméra. La Pyramide Humaine, en cela, assume une vocation didactique, renforcée par le commentaire du metteur en scène: le conflit racial est montré, puis démonté.

Le projet de La Pyramide Humaine excède très largement le tournage d’un film: il s’agit d’organiser une rencontre, de parvenir à un dialogue entre les élèves européens et africains d’une même classe, qui se contentent d’une cohabitation cordiale.  Le prologue revêt à cet égard un statut programmatique. Le spectateur sait d’emblée que l’expérience se soldera par une réussite: Nadine et Denise sont amies, et pour de vrai. Cette première image du film anticipe sur sa conclusion: il s’agit, par ce bouleversement chronologique, d’affirmer que l’amitié effective née entre les élèves n’est pas seulement une conséquence accidentelle du tournage, mais bien qu’elle en était l’origine et l’objectif premier. Le metteur en scène revient ensuite sur les conditions de l’expérience, ou plutôt sur les règles du jeu qu’il se propose d’instaurer. « Ce film est une expérience que l’auteur a provoquée dans un groupe d’adolescents noirs et blancs. Le jeu étant déclenché, [il] s’est contenté d’en filmer le déroulement. »

Un montage cut installe une séparation nette et tranchée entre le groupe des blancs et celui des noirs, auxquels Rouch explique successivement son projet; puis un troisième plan réunit dans un même espace un Européen et un Africain. C’est précisément devant une vitrine garnie d’objectifs et d’appareils photographiques qu’ils se retrouvent –  projet cher à l’ethnologue d’un partage catalysé par la présence de la caméra. La rencontre est le thème privilégié de son cinéma; il le doit tout autant aux méthodes de l’anthropologie partagée qu’à l’influence surréaliste, et en premier lieu à Nadja. Lors d’une projection au ciné-club de l’UNESCO de son film La Punition, qui entretient précisément des rapports étroits avec le roman d’André Breton, Jean Rouch insista sur l’utilité du dispositif cinématographique pour créer de tels échanges: « [Dans la commedia dell’arte,] la Rencontre a été éliminée, comme n’étant pas un thème possible pour une improvisation. La raison est simple : et si les gens qu’on fait se rencontrer n’ont rien à se dire ? C’est à partir du moment où on les  pousse qu’on entre dans un autre domaine : ils sont forcés de rester ensemble, puisqu’il y a un film qui se fait. Alors là, que se passe-t-il dans le domaine de l’inconscient ? » [2]

Le générique marque l’entrée dans la fiction, bien que la voix de Jean Rouch remplace distinctement celle du professeur. Le cadre scolaire est hautement symbolique: c’est dès le lycée que doit se faire l’apprentissage de la tolérance, et c’est d’abord par l’éducation de la jeunesse que la société doit éradiquer le racisme. L’école concentre aussi des enjeux déterminants dans les rapports qu’entretiennent Européens et Africains: la réussite au baccalauréat et la maîtrise de la langue française apparaissent tout au long du film comme des critères violemment discriminatoires. Les élèves énoncent tour à tour leur nom et leurs ambitions professionnelles – les Européens d’abord, les Africains ensuite. L’ordre du montage dénonce ainsi une ségrégation de fait, immédiatement perceptible dans la disposition même de la classe: élèves noirs et blancs ne se mêlent pas et forment deux groupes distincts.

Le montage révèle cette scission avec une telle subtilité qu’elle apparaît banale, évidente. Pour remettre en cause cette situation initiale, et justifier que les règles du jeu changent, le metteur en scène invente un expédient narratif, l’arrivée d’une nouvelle élève. Elle se présente: « Moi, Nadine ». Comme un écho inconscient au film tourné par Jean Rouch l’année précédente: Moi, un Noir. Voulue ou non, cette symétrie est révélatrice des liens ténus qui unissent les deux œuvres: la pratique du commentaire improvisé et le récit à la première personne brouillent la frontière entre fiction et documentaire, le récit s’invente à mesure du tournage, l’imaginaire et le réel se confondent.

« Le film joue un peu comme Moi, un Noir, dans lequel on essayait de mettre en scène les positions rêvées des uns et des autres. Les acteurs se sont révélés très curieusement dans ce film. Et pour moi ça a été un élément surprenant, où la fiction devenait réalité… » [3]

Nadine est rapidement intégrée: « sans savoir comment, je fais déjà partie de la petite bande. » Elle énumère les prénoms, tous européens. La non-mixité apparaît un réflexe naturel; l’arrivée de Nadine initie toutefois la remise en question des rapports établis. « Je lui demande si nous les voyons quelquefois en dehors du lycée. Jean-Claude dit que non. Il ne sait pas pourquoi, mais ça ne se fait pas. »

Suite à la proposition de Nadine de fréquenter davantage les élèves africains, le film déroule les réactions des uns et des autres. Les conditions de l’expérience, telles qu’exposées par Rouch aux lycéens en ouverture du film, étaient les suivantes: « Le but est de montrer comment, à Abidjan, des Européens et des Africains peuvent arriver à se côtoyer et à vivre ensemble. Il faudra montrer le pour et le contre, et je vais être forcé de choisir parmi vous des « victimes » qui seront des racistes. »

La Pyramide Humaine ambitionne de traiter du racisme dans toute sa complexité, et les attitudes des adolescents recouvrent par conséquent le spectre large des violences faites à l’autre: détestation, méfiance, ignorance, dénigrement. Jacqueline incarne une haine bête et tenace, Elola une profonde défiance, Landry la peur d’être moqué ou caricaturé. Les élèves retrouvent ainsi  par l’improvisation des rapports proches de ceux décrits par Rouch dans les carnets de ses premières missions: « L’amitié noire est difficile. Je comparerai volontiers sa naissance à une suite d’épreuves. Car il s’agit pour le blanc de vaincre le préjugé de sa supériorité, et, pour le noir, au contraire, de ne plus se croire un être inférieur. » [4]

Cette répartition des rôles ne conduit pas toutefois à un schéma simpliste et figé, dans lequel les opinons de chacun seraient définitivement fixées au départ du jeu; aussi les préconceptions de Denise (« Naturellement, ce sont tous des fils à papa ») cèdent-elles progressivement la place à la prise de conscience (« On ne se déteste pas, mais on s’ignore. C’est idiot. ») et au dialogue avec l’autre. Les délibérations nombreuses des élèves sur les possibilités d’une amitié mixte scandent tout au long du film l’évolution de leurs conceptions et l’abandon progressif – pour la plupart – de tout complexe racial.

Le film confronte en permanence les sentiments des Européens et des Africains; chaque scène de délibération a son symétrique, chaque amoureux son rival. Nadine partage avec Denise la fonction de narration: la première prend en charge l’introduction, et la seconde la conclusion. Le montage procède par alternance et équilibre constamment les points de vue. Le racisme est réciproque et des propos haineux sont tenus dans les deux groupes. Le film met ainsi en lumière l’égale difficulté des deux communautés à coexister.

Les attitudes violemment racistes de certains semblent n’être qu’un jeu, mais les préjugés qu’énoncent les élèves les révèlent profondément imprégnés de discours ambiants. Les dialogues sont puisés dans le fond de la pensée commune, et l’improvisation retrouve, par là, la présence effective et diffuse du racisme dans le quotidien d’Abidjan. Les arguments haineux de Jacqueline sont nombreux et affûtés; l’agacement de Denise face à l’indiscipline de ses camarades Européens est plus que crédible; la défiance d’Alain, la mauvaise volonté de Landry paraissent sincères. À dire vrai, d’après Rouch, les discours les plus extrêmes tenus dans le film n’étaient pas si éloignés de la réalité. L’effet cohésif du tournage fut loin d’être immédiat; le cadre de la fiction produisit d’abord un sentiment d’impunité qui révéla toutes les hostilités latentes. « On jouait avec le feu tout le temps. Car ce qu’ils disaient était vrai. Ils étaient racistes. Les Noirs haïssaient les Blancs et les Blancs haïssaient les Noirs, mais ils savaient qu’ils avaient à faire une route en commun. Et le drame jusqu’alors latent a éclaté́ au moment de la contestation de l’apartheid en Afrique du Sud. A ce moment là, le groupe s’est dispersé. »

Si le film se concentre sur les relations quotidiennes des élèves d’une même classe, c’est sans occulter le contexte colonial, la situation de l’Afrique du Sud et la Guerre d’Algérie. La question de la responsabilité des gouvernements européens est abordée de front, lors de discussions envenimées entre les élèves. Tourné en 1959, La Pyramide Humaine raconte une période complexe, houleuse, où l’imminence du dénouement attise les haines et radicalise les opinions. Les rapports individuels reflètent les tensions internationales ; en convoquant ces diverses échelles, le film suggère que la résolution des conflits globaux doit passer par l’apaisement des relations particulières. « Ils devaient construire l’Afrique de demain et il fallait qu’ils sortent de leur petite scolarité. […] Ils savaient que quelque chose allait se passer, que l’Afrique deviendrait indépendante. Il était temps d’avoir un enseignement qui tiennent compte de ce qu’était l’Afrique. » L’articulation ténue entre les tensions individuelles et les drames collectifs est traduite par le raccord de deux séquences qui présentent chacune un aspect du racisme: Denise raconte l’Apartheid, aboutissement institutionnel de la ségrégation raciale, et Nathalie raconte la violence pernicieuse des vexations quotidiennes.

Denise: « L’Apartheid, c’est la politique de ségrégation que pratique le gouvernement de l’Afrique du Sud. […] Beaucoup d’Africains et d’Européens pensent que, partout, c’est la même chose qu’ici. Ils ne s’imaginent pas que quelque part dans le monde des gens sont considérés comme des bêtes, n’ont pas les mêmes droits que les autres, n’ont pas le droit de posséder une maison, parce qu’ils sont noirs. »
Nadine: « C’est affreux. Ici, en tout cas, ça n’existe pas. Pourtant, ce jour-là j’apprends qu’à Abidjan aussi il y a du racisme. Devant la poste, je rencontre Nathalie. Nathalie est fâchée; c’est parce qu’une vendeuse vient de la tutoyer. Elle m’a dit tu parce que je suis noire, alors qu’elle disait vous à tous ceux qui étaient blancs comme elle. »

Les mots racisme et ségrégation sont dits, pour la première fois. Les deux récits marquent un discret point de bascule; bien que des tensions subsistent, les élèves discutent désormais, ensemble, de ces enjeux qui ne sont plus un point aveugle. Les Européens écoutent le point de vue des Africains; l’adoptent, pour certains. Jean-Claude acquiesce, le tutoiement, c’est du racisme. « [Les racistes] sont des types néfastes en Afrique, et qu’on devrait faire partir. Il y a une chose qui est certaine, c’est qu’on est ici tous réunis aujourd’hui; donc il y a quand même moyen de faire quelque chose. » Et Raymond de renchérir: « Nous sommes ici réunis. En nous voyant nous balader comme ça, chaque jour, ils sentiront que les Européens et les Africains ont certains rapports, et ils peuvent prendre exemple sur nous. » Tout s’enclenche, c’est le début d’un vrai dialogue, d’une amitié festive et décomplexée, des amours mixtes. Sitôt l’idée lancée, l’exemple est donné: Nathalie invite Nadine à danser les typiques, et tous les rejoignent; la disposition de la classe change (ci-dessous) et les élèves se mélangent; on lit en classe un poème de Paul Éluard qui devient l’étendard d’une amitié nouvelle.

La lecture du poème, et l’incursion récurrente de la littérature dans la suite du film, obligent à questionner les rapports complexes que La Pyramide Humaine entretient à la langue. La mise en scène dénonce ainsi l’inanité des préjugés par l’emploi du doublage, qui trahit l’artificialité des propos racistes. Rouch reprend dans le film la formule expérimentée l’année précédente pour Moi, un noir; la plupart des dialogues de La Pyramide humaine sont postsynchronisés et superposés aux rushes, sans que le montage se préoccupe de la coïncidence exacte entre l’énoncé et son articulation. Cette collure imparfaite entre son et image, cet écart entre la voix et le geste, ce jeu mécanique produisent un regard distancié sur le racisme. Ces aspérités, nettement perceptibles du spectateur, le renvoient aux conditions de l’expérience qu’est le film: un jeu où les relations sont factices, un jeu où les rôles et les discours sont distribués d’avance. Les mots, ainsi détachés contre l’image, n’en exhibent que davantage leur violence.

La Pyramide humaine démonte l’appareil discursif du racisme et dévoile en effet une brutalité essentiellement verbale. La ségrégation s’opère dans la langue: c’est la violence symbolique faite à Nathalie, tutoyée par une vendeuse plus déférente auprès des clients blancs; c’est le recours à des catégories génériques qui aboutissent à des considérations abusives, « les Africains », « les Européens », « les petits blancs », et même, lorsqu’Elola fait remarquer que le terme est incomplet, « les sales petits blancs »La violence du racisme s’origine ainsi dans la langue et dans ses usages, violence pernicieuse et diffuse que le décalage entre les mots et les corps met efficacement au jour. Violence, lorsque Jacqueline dénigre les tournures et le vocabulaire employés par les Africains pour narrer La mouche et le coche et interprète en bêtise un usage autre de la langue. Violence, lorsque les blancs s’accaparent la langue et refusent d’admettre que les noirs les égalent ou les surpassent dans leur maîtrise du français. Violence, donc, de la langue qui devient objet de pouvoir, instrument de domination; violence d’autant plus forte que c’est précisément par l’apprentissage et l’appropriation de la langue que les Africains tâchent de contrer une ségrégation de fait. Dès l’ouverture du film, tandis qu’un élève noir se reprend dans l’écriture de la date au tableau, une moquerie discrète et terrible se fait ainsi entendre à l’arrière-plan: « Il sait pas écrire ». Violence, aussi, lorsque la langue ignore la brutale réalité de l’Apartheid: « C’est quand même drôle que Nadine ne sache pas ce que c’est l’Apartheid. Je suis sûre que pour la majorité des français, ce mot ne veut absolument rien dire », s’étonne Denise.

La langue, premier outil d’appréhension et de connaissance du monde, cause, renforce, et prend acte de la présence du racisme. La juxtaposition incongrue entre le mot et l’image, qui révèle les contradictions du racisme et en produit la critique, tient le spectateur à distance. C’est par là que la fiction prétend atteindre à l’objectivité et à la vérité. Ce collage participe aussi de l’aspect par endroits surréaliste de La Pyramide Humaine.

Aux usages abusifs de la langue s’oppose le verbe poétique, réfléchi et mesuré, et qui prend l’amour pour premier thème. Aux réflexes racistes, vidés de signification par l’aspect artificiel du doublage, se substituent ainsi les poèmes de Paul Éluard. On lit en classe celui qui donne son nom au film, « La Pyramide Humaine ». C’est à ce moment, comme le dit Denise, que tout commence; c’est à ce moment que la poésie et l’amour entrent dans le cœur des adolescents « comme un poison merveilleux »; c’est à ce moment que des relations tendres et des amitiés vraies se substituent aux préjugés des uns et des autres. Image édifiante dès lors que celle d’une pyramide humaine, qui exige coopération et travail collectif – tout en demeurant fragile. Jean Rouch a sans nul doute choisi ce titre pour sa portée symbolique tout autant que pour la référence à l’imaginaire surréaliste, dans lequel le thème de la rencontre est essentiel. Le poème lu en classe s’intitule en réalité « La Dame de Carreau », et est extrait d’un recueil d’Éluard paru en 1939, Donner à voir.

La poésie, la musique, une partie de football, des amourettes « poétiques et enfantines » rapprochent alors Européens et Africains. La légèreté gagne le film, et Rouch s’autorise des digressions oniriques, inspirées des images et des thèmes surréalistes: la séquence qui conduit Raymond et Nadine dans une église isolée en révèle l’influence déterminante sur le travail de Jean Rouch. Dans la vitrine de la rue Montparnasse qui lui fit découvrir l’ethnographie, les photos des masques Dogon rapportés par Marcel Griaule de la mission Dakar-Djibouti, parues dans la revue Minotaure, voisinaient la reproduction d’une toile de Giorgio de Chirico représentant deux mannequins (Le Duo). La juxtaposition des visages et des sculptures, le chant mélancolique de Raymond, le geste mystérieux et sensuel de Nadine rabattant sa chevelure sur ses yeux font une trouée poétique dans le déroulé de l’intrigue. C’est le même flottement qu’à la lecture de « La Pyramide Humaine »; c’est aussi le même plan rapproché, où se joignent un visage noir et un visage blanc. L’expression est tantôt concentrée, tantôt tendre.

La poésie occasionne le rapprochement et le partage; Éluard est récité à chaque nouvelle conquête de Nadine, tantôt par elle, tantôt par Denise. La littérature tient lieu de langage commun et abolit les différences supposées – c’est également en ce sens que se comprend le commentaire d’Elola sur l’africanité de Victor Hugo. Si la poésie délimite un ensemble à l’intérieur du film, il est à noter que cet ensemble s’ouvre avec Jean-Claude et se clôt sur Raymond, qui plus tôt dans le film fraternisaient autour de deux guitares. Or, après le départ de Nadine, qui laisse le groupe désuni, c’est sur l’image des deux jeunes hommes, s’éloignant ensemble sur leur vélo, que s’arrête la fiction.

Présenté à sa sortie comme un film antiraciste (l’affiche française porte le sous-titre « Pas de racisme pour la jeunesse »), La Pyramide Humaine n’était à l’origine, selon Jean Rouch, qu’une « comédie singulière ». La première inspiration du film, c’était cette phrase du poème d’Éluard: « À l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou. » Pour permettre à la fiction amoureuse de naître, le tournage a à charge de résoudre les tensions raciales entre les lycéens, Rouch choisit de « brouiller toutes les cartes »; il distribue des rôles, des discours, certains racistes, d’autres plus tolérants.  Les élèves sont ainsi obligés à un recul critique sur leurs propres discours et positions: les mentalités des interprètes évoluent avec celles des personnages. Le film tient la chronique de son tournage et maintient ainsi une constante ambiguïté entre fiction et documentaire. La poésie enclenche, un temps, un net basculement vers la fiction et l’imaginaire; le conflit racial passe à l’arrière-plan (Bacchus interroge Nadine sur le mariage interracial) des flirts et des émois adolescents. Les amours maladroites de Nadine ouvrent au centre du film une parenthèse tendre et apaisée qui se referme avec la surprise party – désormais, on ne récitera plus Éluard. La jalousie naissante attise les rivalités et les tensions au sein du groupe; des disputes éclatent, qui culminent lors d’une discussion envenimée sur le rôle à jouer du gouvernement français – en tant que puissance coloniale – dans la situation de l’Afrique du Sud. Au début du tournage, rapporte Rouch, il n’y avait que Denise qui sût ce qu’était l’Apartheid. Le travail collectif du film permit d’informer les autres élèves – et par leur biais, le spectateur – des ségrégations appliquées en Afrique du Sud. La référence aux événements internationaux n’était pas imposée par le metteur en scène; elle survenait spontanément dans les débats des élèves, aux prises avec un conflit racial latent dont ils entrevoyaient, effarés, les conséquences possibles.

Les débats interminables des lycéens reprennent encore à la projection des rushes, signe que la fiction se prolonge effectivement dans la réalité. L’amitié des personnages est devenue celle des interprètes; leurs disputes débordent le cadre du tournage et se poursuivent hors-champ. Ce visionnage collectif, pratique héritée de Robert Flaherty, augmente la distance critique déjà acquise par l’improvisation, et que renforcera encore le travail de postsynchronisation. Cette mise en fiction du réel aboutit paradoxalement à une réalité documentaire, au sens où la présence assumée de la caméra et le caractère par endroits artificiel du film – le jeu parfois faux des acteurs, la mort truquée d’Alain – n’altèrent pas la vérité des propos et des attitudes. La création collective, telle que la pratique Jean Rouch, est affaire de copains; dès lors, la caméra se fait complice des acteurs, et sa capacité de révélateur joue à plein. Cet aspect participe pleinement de l’anthropologie partagée, défendue par Rouch à la fois dans ses travaux scientifiques et dans ses ethnofictions: la caméra ne dissimule pas ses artifices mais devient un instrument de médiation privilégié entre le metteur en scène et les sujets filmés. « La présence de la caméra est une sorte de passeport qui ouvre toutes les portes et rend possibles toutes sortes de scandales. La caméra déforme, mais pas du moment où elle devient un complice. À ce moment-là, elle a la possibilité de faire quelque chose que je ne pourrais faire si la caméra n’était pas là: elle devient une sorte de stimulant psychanalytique, qui fait faire aux gens des choses qu’ils ne feraient pas en temps normal. » [5] Le dispositif de La Pyramide Humaine s’approche en cela du psychodrame humaniste théorisé par Jacob Levy Moreno, avec Rouch en meneur de jeu: la théâtralisation du racisme et sa mise en drame au moyen de scénarios improvisés permettent la mise au jour, puis la résolution des conflits.

L’amitié a donc fini par naître, mais elle appartient encore au domaine fictif. La mort d’Alain pousse le jeu et les acteurs à leur extrême limite; elle rompt l’illusion et rabat la fiction sur le réel. Les larmes ne coulent pas: l’événement tragique « libère ceux qui croyaient trop à leur jeu » et tient le spectateur à distance. Après le drame, les tensions resurgissent et Africains et Européens retrouvent les rapports haineux et défiants des premiers temps; l’éclatement du groupe est marqué par la succession de plans rapprochés sur chacun d’eux, qui actent dans l’image l’échec de la rencontre. Au terme de l’expérience, Rouch demande à ses interprètes désormais amis de retrouver en improvisant les relations hostiles des débuts du tournage; La Pyramide Humaine ayant été tourné dans l’ordre chronologique, l’effet de distanciation produit par la mort d’Alain est renforcé par le jeu déphasé des lycéens.

Dans la fiction, donc, l’amitié est un échec presque complet. Raymond et Jean-Claude s’éloignent ensemble, sous le regard bienveillant de Denise, mais Nadine s’en est allée et les autres élèves se sont séparés froidement. La mort d’Alain a toutefois eu pour effet de rompre l’équivalence entre fiction et réalité. Les personnages sont désormais autonomes et nettement distincts de leurs interprètes. La crise finale, dans la fiction, ne se reporte pas dans la réalité. Le film est ainsi ramené à son statut initial: celui d’une expérience, d’un jeu développé au gré des improvisations, et que s’est contenté de filmer l’auteur. L’amitié bien réelle qui finit par lier les élèves du lycée de Cocody apparaît d’autant plus vraie qu’elle s’est créée par le film et non d’après le film. Grâce à la fausse tragédie, l’amitié des lycéens cesse d’être un décalque de la fiction pour s’affirmer comme le résultat d’un travail collectif et d’une véritable rencontre. C’est ce que veut signifier la conclusion de Jean Rouch: la fiction en elle-même était sans importance, le véritable but du film était de faire collaborer les élèves à sa création: « Qu’importe, histoire plausible ou décalquée. Qu’importe, la caméra ou le micro. Qu’importe le réalisateur. Qu’importe si, pendant ces semaines, un film est né, ou si ce film n’existe pas. Ce qui s’est passé autour de la caméra est beaucoup plus important. Car il s’est passé quelque chose. A travers ces classes de carton, ces amours poétiques et enfantines, ces simulacres de catastrophe, dix garçons et filles, dix Africains et Européens ont appris à s’aimer, à se fâcher, à se réconcilier, à se connaître. Ce que plusieurs années de classe commune n’avaient pas réussi à faire, un simple film, dans son improvisation journalière, l’a réussi. Pour tous ces jeunes Africains et Européens, le mot racisme n’a plus aucun sens. Le film s’arrête là, mais l’histoire n’est pas finie. »

« Pas de racisme pour la jeunesse »

La fiction se referme, mais pas l’amitié qu’elle a fait naître, et le metteur en scène refuse de s’en réserver la conclusion. C’est donc sur le commentaire de Denise que se clôt le film, sur une image de l’après-tournage montrant les quatre amis, Européens et Africains, ensemble et riant dans les rues de Paris: « Notre histoire, elle est tellement plus simple et tellement plus compliquée. Mais c’est à nous, et à nous tous, de la faire. Maintenant, nous allons être tous séparés; mais ce film nous a permis d’être tous des amis. Il y a un proverbe africain qui dit: « Si tu connais les qualités de quelqu’un, tu le connais seulement. Si tu connais ses défauts, tu l’aimes vraiment. »

Cette image fait écho au premier plan du film, dans lequel Nadine et Denise, amies déjà, promenaient dans Paris. Cet effet de bouclage appuie le propos résolument optimiste du film: le tournage est parvenu à organiser la rencontre de deux groupes distants en mettant à profit le pouvoir cohésif du cinéma. La Pyramide Humaine s’empare de cette rencontre et l’érige en exemple: pour construire l’Afrique et le monde de demain, un commandement s’impose, impérieux : « Pas de racisme pour la jeunesse. » Le film montre le délitement progressif des attitudes méfiantes, l’inanité des discours racistes – le cabotinage de Jacqueline sert paradoxalement le propos du metteur en scène – et la possibilité d’une amitié interraciale décomplexée, avec la grande pédagogie qui caractérise le travail de Jean Rouch. L’ajout du prologue expose les multiples niveaux de lecture du film et renforce sa lisibilité. La présentation de La Pyramide Humaine dans de nombreux établissements scolaires atteste encore de sa vocation didactique. Le tournage fut, pour les lycéens de Cocody, l’occasion qui révéla leurs points communs et initia les échanges; le film achevé ambitionne de recréer pour ses spectateurs pareille occasion de dialogue et de partage.

C’est ce projet que poursuit, deux ans plus tard, Chronique d’un été. À l’équipe composée par Edgar Morin, Rouch présente un copain, Landry, rencontré au Lycée Cocody d’Abidjan. Dans les escaliers de l’immeuble où ils sont réunis, il filme la rencontre de l’étudiant ivoirien avec Angelo, ouvrier mécanicien chez Renault. L’épreuve « fortuite et hasardeuse » réussit: l’un et l’autre disent leur quotidien, se racontent, et puis se tutoient. Une véritable amitié semble naître devant la caméra, qui déconstruit peu à peu les préjugés et les complexes de chacun. Si la rencontre réussit, « alors, l’homme noir et l’homme blanc seront amis », écrivait Rouch en conclusion à ses carnets de mission. Le documentaire, tel que le pratique le cinéaste, travaille à l’émergence de la parole et à la création de commun. Dans La Pyramide Humaine comme dans cette scène de Chronique, l’œuvre de Jean Rouch, fondée sur l’amitié et l’échange, parangon d’une anthropologie partagée, semble faire sienne la maxime d’Éluard: « Aimer l’amour ».

 

[1] Jean Rouch, Alors le noir et le blanc seront amis, Carnets de mission, Mille et une nuits, 2008, p.246

[2] Cité dans Jean Rouch, Cinéma et anthropologie, textes réunis par Jean-Paul Colleyn, éditions Cahiers du Cinéma – INA, 2009, p.127

[3] Cité par Maxime Scheinfeigel, Jean Rouch, CNRS éditions, 2008

[4] Jean Rouch, Alors le noir et le blanc seront amis, Carnets de mission, Mille et une nuits, 2008, p.244

[5] Barbara Bruni, « Jean Rouch: cinéma-vérité, Chronicle of a Summer and the Human Pyramid« , Sense of cinema, n°19 (mars-avril 2002)

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