La Noire de…
Sembène Ousmane, 1966

de 00:00:00 à 00:09:34

1. À L’ARRIVÉE, LE VERTIGE

La Noire de… raconte la désillusion de Diouana, une jeune Sénégalaise venue à Antibes pour garder les enfants du couple de Français qui l’employait à Dakar, et qui se trouve comme séquestrée dans leur appartement. Dès les plans d’ouverture, le resserrement du cadre présage cette déconvenue : l’horizon large, escompté par celles et ceux qui migrent d’Afrique vers la France, se réduit brutalement à mesure que le paquebot approche de la rade d’Antibes.

Le contre-jour, à sa sortie du bateau, illustre l’aveuglement de Diouana. Elle est violemment ramenée à sa solitude par le raccord abrupt et vertigineux d’un cadre serré sur son visage et d’un plan large sur la foule. Quand le bateau accostait, le silence n’était troublé que par le souffle du vent et les pas de Diouana ; mais à l’instant où elle comprend que personne n’est venu l’attendre la rumeur de la foule monte et laisse entendre son isolement. La caméra s’attarde sur son regard, comme elle scrute la foule pour essayer d’y découvrir un visage familier. L’absence de contrechamp et la faible profondeur de l’image la laissent seule et démunie.

La mise en scène égare Diouana dans des plans larges, chargés, nets dans leur profondeur : l’embarras du spectateur, qui ne sait où la chercher, reflète ainsi la confusion de la jeune femme. Sa vie tient toute entière dans une valise, serrée de près par la caméra : le gros plan délimite ainsi un espace intime, préservé de la cohue – un espace à part, dans ces vastes halls.

L’arrivée de Monsieur, après une ellipse qui laisse supposer une longue attente, n’arrange guère la solitude de Diouana : il dit deux phrases expéditives, n’attend pas de réponse et la presse vers la voiture.

2. ANTIBES, DE LOIN

Au fracas du vent et des voix succède une mélodie allègre, qui accompagne la découverte d’Antibes et de sa digue bondée de promeneurs. Le trajet en voiture est d’abord plein de l’espoir d’un quotidien plus doux. Mais les paysages d’Antibes sont donnés dans un contre-champ inaccessible, vus de l’intérieur de l’habitacle étroit – ce montage suggère que Diouana ne pourra guère trouver sa place dans cet espace exclusif. La vue de sa chambre est elle aussi isolée dans un contrechamp, hors d’atteinte. Ousmane cadre toujours le décor de façon à ce que l’arrière-plan soit un mur nu, et jamais n’aère la composition en filmant la fenêtre qui donne sur la mer. Le mouvement même de la caméra, qui s’incline pour recadrer les toits d’Antibes, éclipse l’horizon – ce panoramique contraint la vue et ainsi accentue l’impression d’enfermement. 

Dès l’arrivée à l’immeuble des employeurs, la mise en scène du décor s’efforce d’aplanir l’image : le plan est sans profondeur et le regard n’a nul point où fuir. Diouana est comme cloîtrée – le nom de la rue est hautement symbolique. L’intérieur de l’appartement n’offre pas plus de perspectives. Le masque offert par Diouana à sa patronne est devenu un objet décoratif, déraciné et privé de relief, à l’image de la jeune femme retenue entre quatre murs blancs. 

3. EN-DEDANS

Le troisième moment de la séquence décrit la routine de Diouana. Sa désillusion s’exprime dans un monologue intérieur, accompagné d’un air sénégalais qui donne à sa colère la dimension d’une diatribe anticoloniale. La narration à la première personne est un geste fort, confiée à des personnages africains dont les cinéastes etchercheurs occidentaux ont longtemps confisqué la parole. Ousmane propose une contre-ethnographie, où le discours du dominé sur le dominant, normalement tu sinon ignoré, s’exprime enfin pleinement.

À mesure que le quotidien de la jeune femme se réduit aux tâches ménagères, le gros plan cesse d’être le refuge de l’intime pour figurer l’impératif aliénant du travail domestique. 

L’usage de volets, pour certaines transitions, illustre la succession monotone des corvées. Le fondu au noir ne ménage pas même un répit, puisqu’il raccorde sur un plan de Diouana déjà affairée, occupée à faire son lit.  La robe de Diouana est la même, dans la plupart des plans. Les jours ainsi se suivent et se ressemblent ; la perte de la notion du temps manifeste la lassitude de la jeune femme.

La remarque sèche de Madame – « Diouana, tu n’es pas à la noce. Ça fait trois semaines que tu es habillée comme ça, enfin, change de tenue ! » – est d’autant plus violente qu’elle-même ne semble pas s’en embarrasser. Ce reproche rabaisse Diouana à une fonction décorative – le motif graphique de sa robe, souligné par la netteté du contraste, est assorti aux lignes du carrelage et l’assimile à un accessoire d’intérieur. En cela, le geste de la patronne qui l’affuble, d’autorité, d’un tablier – confirmant que Diouana, engagée en qualité de garde d’enfants, lui sert en réalité de bonne à tout faire – est d’une violence inouïe que souligne le resserrement du cadre.

Souvent le corps de Diouana est confiné dans les réduits du cadre, contraint par des lignes. La composition des plans illustre ainsi une réclusion de plus en plus pénible, à mesure que passent les jours. 

CONCLUSION

L’ouverture de La Noire de… décrit un désenchantement brutal, à mesure que la mise en scène ruine les perspectives de Diouana et réduit son horizon à la cuisine de ses employeurs. L’air de la côte d’Azur n’entre pas dans l’intérieur austère où elle est cloîtrée, chemin de l’Ermitage – elle n’a pour issue à cette cellule et à la routine ménagère que le souvenir nostalgique de Dakar, sa colère et le silence.

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