La Fille aux allumettes
Aki Kaurismäki, 1990

« Ils sont sûrement morts, de faim et de froid, là-bas loin au milieu des bois« , pour exergue. C’est un drame social, dénoué dans l’indifférence, et dit avec le détachement et la concision habituels à l’œuvre de Kaurismäki: La Fille aux allumettes est une fable, prise à Andersen, mais il ne reste de la forêt de conte que quelques tronçons, entassés entre quatre murs froids, décrépis, où l’on entend gémir une scie mécanique. 

Les machines embobinent un large billot et débitent un ruban de bois que les rouages déroulent comme une pellicule. Le film, l’usine, tout se met en branle; les images se suivent à la chaîne de montage, mais l’humain manque. Il n’y a que de petites mains asservies aux automates. En bout de course, ce sont deux mains fluettes et blanches qui s’assurent de la conformité des paquets d’allumettes, et sur ces gestes délicats, un plan rapproché pose un visage enfin: une blondeur retenue simplement, en arrière, par un élastique rose, des yeux pâles brouillés d’un peu de noir, le menton fuyard et les lèvres gorgées de larmes. C’est la mine diaphane et navrée de celle qui pleure souvent, et ravale ses sanglots plus fréquemment encore; c’est une bouille docile et discrète que domine le fracas des courroies.

Deux images, l’une sur ses mains et sur la machine, l’autre sur son visage: elle est captive de l’engrenage, broyée presque, mais elle est aussi la seule humanité qui vive et qui tremble, de tout ce long prélude de cylindres et d’acier. L’énigme de cette jeune femme gracile, c’est celle de l’allumette qu’elle usine avec soin, une tige grêle et falote, brisée d’un rien, mais qui sait pourtant le secret du feu et illumine assez quand tout l’entour est noir. 

Les scènes suivantes disent le dénuement de son quotidien avec l’économie où excelle Kaurismäki. Elle lit, dans le bus, un roman dont la couverture flanquée d’un couple étreint et d’une grosse gommette criarde trahissent à la fois sa sensibilité contenue et l’étroitesse des moyens qui l’oblige à acheter au rabais. Les courses modiques, à l’épicerie, les façades écaillées où se fond le beige de son imperméable, trop ample pour sa silhouette modeste, ses vêtements pendus dans la cuisine, le silence renfrogné de la mère et du beau-père à table, qui prennent dans son assiette quelques bouchées de viande, sont aussi éloquents. C’est elle qui les fait vivre, qui s’efface et supporte leur petitesse sans mot dire. À la télévision, les actualités décrivent la révolte populaire de Tiananmen étouffée par la force, tandis qu’elle s’apprête pour sortir dans un coin du salon.

Au bal, le chanteur parle d’un ailleurs heureux, où toutes les fleurs sont épanouies. Elle – elle s’appelle Iris – est assise sur un banc avec d’autres femmes une à une invitées à danser. Elle reste seule, la tête basse et les bras penauds, les ombres valsent au mur et la narguent. Ses yeux cherchent un autre regard, en vain, et le refrain comblé de mots d’amour s’étire douloureusement. Elle termine un jus de fruit et sans cesser de scruter rêveusement les couples de danseurs dépose la bouteille vide dans un recoin où quatre verres pareils attestent la longue nuit perdue.

Le lendemain, jour chômé, elle pousse la lourde grille de fer et pour loisirs boit seule une petite bière et porte à la laverie la lessive de la semaine. Le soir, comme elle repasse le linge, la télévision parle de la Chine encore et de l’homme seul qui a fait arrêter par défiance toute une colonne de chars. La rébellion pour elle c’est l’achat d’une robe rose vive et fleurie avec la paie tout juste touchée. À l’empressement qu’elle met à déchirer l’enveloppe où tient son salaire, au soin anxieux qu’elle prend chez elle à cacher le paquet, on sent le désir toujours réprimé d’oser vivre, et d’être gaie. Et pour cause, quand la mère voit qu’il manque un billet, qu’Iris montre la robe en esquissant un sourire coquet et désolé, elle reçoit une gifle et l’ordre de retourner l’habit. 

Au lieu de la boutique elle va aux bains publics, et se pare. Dans le bar dansant où elle risque encore sa chance, ravie de sa robe neuve, un homme enfin la prend par le bras. Elle presse contre lui son visage éclairé d’un sourire incrédule, lui a les yeux levés au ciel. Ils ne se sont pas compris: au matin il laisse à son chevet un billet de banque, et elle quelques mots demandant qu’il l’appelle.

Elle s’est enflammée, la fille aux allumettes. Le soir, assise près du téléphone qui n’a pas sonné, la joie qui l’avait portée tout le jour finit d’expirer. Après cette déception d’autres images d’indigence, en plans longs, austères et silencieux: un billet emprunté pour rembourser la robe, déposé près du cendrier plein; la mère qui s’en empare et leurs mains qui ne se rencontrent pas dans le cadre; la nuque d’Iris courbée sur une bassine de vaisselle et d’eau froide; des mots d’amour chantés fort comme elle est seule dans un café, et ses larmes retenues, au cinéma. Toujours la caméra s’attarde sur les embrasures, les murs sales, les hautes grilles qu’elle dépasse, et ces plans nus, ces espaces vides sont les plus expressifs de sa solitude et de sa détresse.  

Sa mère lui a fait un cadeau, un roman sentimental, Angélique, qui rejoint dans sa bibliothèque d’autres tomes pareils et flatte ses espoirs insensés. Elle retourne chez l’homme qu’elle rêve en prince, et pour s’en débarrasser vite il promet de venir la chercher le lendemain. L’adresse qu’elle lui indique est désolante, littérale comme celles des contes: « 44, allée de l’usine, dans la cour. » Au soir du rendez-vous la mère d’Iris lui brosse fièrement les cheveux, le beau-père porte son meilleur costume, il y a deux fleurs dans un vase et quelques viennoiseries sur la table, offertes avec le zèle des gens modestes. L’homme les refuse, d’un geste impatient, et s’allume une cigarette – avec un briquet. 

Au restaurant il dit sans ambages qu’il ne veut plus entendre parler d’elle, et elle s’enfuit mortifiée. Quand elle se découvre enceinte, et lui écrit pour l’annoncer une lettre pleine de tendresse sincère, elle reçoit pour réponse un chèque et l’impératif d’avorter. Elle sort brusquement, et d’un pas rapide traverse la rue; le cadre s’est arrêté sur une façade croulante, au coin du trottoir, et l’on entend crisser les pneus d’une voiture. Le mur délabré et ce son déchirant suffisent à dire son désespoir.

À l’hôpital pour tout réconfort son beau-père – son visage est tronqué, il est sans compassion – lui apporte le chèque, une orange, et l’ordre de trouver où vivre ailleurs. Alors elle s’embrase, et fomente. Elle craque une allumette et fume en écoutant, sur le Jukebox de son père qui l’accueille, la supplique d’un homme à sa fiancée aux yeux froids. Elle achète de la mort-aux-rats et prépare le toxique tandis que souffle, au-dehors, la tempête. Elle se couche, allume une cigarette, et son visage entré dans l’ombre signe un basculement. Sous prétexte de lui rendre l’argent, et de dire adieu, elle va chez l’homme qui l’a meurtrie et verse le poison dans son verre. Dans un bar, plus tard, elle empoisonne la bière d’un autre entreprenant qui voulait lui prendre le bras. 

Elle s’arrête dans un jardin et s’assied parmi les plantes. Elle lit quelques pages, les dernières du conte, et près d’elle une fleur frêle enfin bardée d’épines est proche d’éclater tout à fait. Iris entre chez sa mère et son beau-père, sans un mot, prépare le dîner, et vide le flacon de mort-aux-rats dans la carafe. Comme ils mangent, elle s’enfonce dans un fauteuil du salon et grille une cigarette d’un geste arrogant. La bourrasque rugit, dehors, et elle tourne insolemment le bouton de la radio avant d’aller voir, sans ciller, les corps qu’on imagine écroulés sur la nappe fleurie. 

Le lendemain, deux hommes viennent la trouver à l’usine d’allumettes, lui montrent l’emblème de la police, et elle les suit sans un mot. Dans le hangar vide, la chanson de la veille résonne amèrement : « La fleur de l’amour ne brillera plus / Tes yeux froids, ton sourire glacé l’ont éteinte / Oh, comment as-tu pu ? »

Dans le conte d’Andersen, la petite vendeuse d’allumettes, qui n’a pas gagné assez pour oser rentrer chez elle, ne trouve que portes closes dans la nuit froide. Elle craque alors les allumettes, une à une, pour trouver un peu de chaleur, et dans leur faible lueur entrevoit le visage d’une grand-mère aimée, et défunte, qui lui tend les bras. Au matin on trouve l’enfant ensevelie sous la neige, souriante. Chez Kaurismäki, c’est la vengeance qui tient lieu d’apaisement, avant la mise à l’ombre, dans une lecture politique du conte qu’orientent les images de la place Tiananmen et l’exiguité de la routine ouvrière. Dans La Fille aux allumettes, qui clôt la « trilogie prolétaire » du cinéaste finlandais, tout se consume dans la colère: la robe, le bal, le prince et le feu déçu.

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