Le Roi et l’Oiseau
Paul Grimault, 1979

Au royaume de Takicardie, il y a un Roi despotique et un Oiseau, libre comme l’air. Il y a une ville haute, lumineuse, élancée, et une ville basse tassée dans l’ombre. Des colonnades aux cachots c’est un conte politique, fait de contrastes et de vertige.

L’Oiseau se campe sur un champ de ruines, sous un ciel bas. « Mesdames, mesdemoiselles, messieurs. L’histoire que nous allons avoir l’honneur et le plaisir de vous conter est une histoire absolument vé-ri-dique. » Il a l’allure, la trogne et la faconde de Jean Mollet, Baron de la bohème parisienne, l’ami d’Apollinaire, de Prévert et de Grimault. Personnage haut-en-couleurs, la plume effrontée; l’Oiseau, c’est le parti du rire et de la poésie.

C’était, dit-il, quand il nichait aux cimes du palais de Takicardie. Derrière lui, en place des décombres, un fondu ressuscite la forteresse immense. Il y régnait alors Charles V et III font VIII et VIII font XVI, haï de ses sujets, inhumain tel qu’il n’apparaît d’abord qu’en effigies rigides, croquis et marbres froids.

Le Roi n’aime rien tant que canarder tout ce qui est volatile. À l’écart du palais dans le désert aride, l’Oiseau pleure son épouse, disparue après partie de chasse. En voilà une autre, justement, qui s’apprête, des cors résonnent lugubres sous les façades claires. Le trône du monarque s’avance sur le parvis, en silence, deux laquais trottant à sa suite. Charles troque son sceptre pour un fusil. Un sbire tire de sa cage un oison apeuré, le Roi le tient en joue, mais ses yeux louchent et le coup rate. La cour pourtant applaudit, obséquieuse.

Au strabisme du Roi, la clairvoyance de l’Oiseau, qui accoure pour sauver son petit et jase « Assassin !« . Il se pose sur une statue du monarque et pour lauriers le couronne d’insultes. Charles tire et manque, le plomb défigure l’auguste portrait. Vexé, il se retire dans un ascenseur qui s’élève et dévoile la ville haute.

L’architecture en est éclectique; elle emprunte au baroque, au classique, au fasciste. Canaux et gondoles citent l’opulence vénitienne, les tourelles s’inspirent de Chambord ou s’ornent de frontons antiques. C’est une cité monumentale, immaculée, comme dans les toiles sans vie de Giorgio de Chirico. C’est une forêt de colonnes, de piédestaux et de flèches étroites, étirée à la gloire du piètre souverain.

La mégalomanie du Roi n’est pas seule en cause; le décor du Roi et l’Oiseau désigne l’espace urbain comme l’expression d’un projet politique. La ségrégation spatiale est l’un des aspects saillants de ce contrôle spatial: comme dans le Metropolis de Fritz Lang (1927), il y a sous la ville haute une « ville basse », où vit privée de lumière une foule de misérables, d’étiolés et d’aveugles. Grilles et ponts-levis veillent à les y tenir en place.

L’Oiseau seul échappe à ces entraves, et vient narguer le Roi aux fenêtres de l’ascenseur. Le liftier, outré, presse son inventaire:

« Premier étage, affaires courantes, contentieux, trésorerie, orfèvrerie, Trésor Public, impôts et taxes, liquidations, soldes de comptes, prison d’État, prison d’été, prison d’hiver, prison d’automne et de printemps, bagne pour petits et grands, équipements militaires, Ministère de la guerre et des hostilités, sous-secrétariat d’État à la paix, panoplies en tout genre, feux d’artifice, dernières cartouches, fourrure, bonneterie, chapeaux, képis, trompettes, brosses à reluire et tambours, gendarmerie, lavatories, manu militari, grandes imprimeries royales, lettres de cachet, taxes et impôts, contrainte par corps, oubliettes et catacombes, passementerie et casse-têtes, ombrelles et parapluies, casino, tir aux pigeons, Musée de l’Armée, jardin des plantes, galerie des ancêtres, grands ateliers du roi, asile de nuit du Roi, gibier de potence du roi, salon de coiffure du roi, pédicure du roi, bains de vapeur du roi, grandes eaux lumineuses du roi, trompettes de la garde du roi… »

Le texte de Jacques Prévert abonde là d’ironie, au service d’un discours libertaire et pacifiste. La prison de printemps a les mêmes murs austères que l’automne, ou l’hiver, on n’en sort jamais, les saisons, puis les ans s’y enchaînent; le conflit a son Ministère, et la paix se suffit d’un sous-secrétariat; les képis, les cartouches défilent près des cotillons; les gendarmes valent bien les cabinets d’aisance; les pigeons hésitent entre la roulette et l’uniforme, et à la ménagerie les primates, coiffés de tiares végétales, singent les portraits d’ancêtres.

D’une fenêtre qui domine la ville, le Roi contrôle l’horloge monumentale: son effigie, juchée sur un Rhinocéros inspiré de la gravure de Dürer, heurte la cuirasse à chaque heure passée. En plus du contrôle de l’espace le Roi exerce, au long du film, un pouvoir temporel sur ses sujets. Il aime la Bergère et l’épousera à minuit, qu’elle le veuille, ou non; la jeune fille et le Ramoneur son amant, les habitants de la ville basse découvriront tard l’existence du soleil, et du jour; un indicateur mimera l’horloge parlante – « Il est exactement six heures vingt-cinq minutes trente secondes » – avant de livrer les fuyards; il leur faudra enfin céder, pour « gagner du temps« , pour repousser « l’heure où les rois épousent les bergères. »

Après une séance de pose, et un portrait trop réaliste qui insulte sa vanité, le souverain reprend l’ascenseur. La cabine est capitonnée et porte couronne, car l’altitude est l’attribut jaloux du pouvoir. Au plus haut, surplombant, les puissants; l’appartement privé du Roi Charles V et III font VIII et VIII font XVI culmine au deux-cent quatre-vingt seizième étage.

Cette résidence secrète illustre un autre principe architectural: la ville est criblée de passages dérobés, de leurres et d’embûches à l’usage du pouvoir. Des chemins de traverse sont sus du seul régnant; des trappes aussi, sous toutes les dalles du palais, où sombrent les gêneurs et les peintres sans tact. L’espace se plie partout au bon vouloir du Roi.

À la nuit tombée, pourtant, l’insoumission s’ébranle: la berceuse de l’Oiseau moque les sbires en patrouille, et la Bergère et le Ramoneur, descendus de leur cadre, tentent de s’évader. Le vieux cavalier est formel: « ils n’iront pas bien loin. Ici tout est fermé à clef; d’ailleurs il n’y a pas de porte. » Fi du couvre-feu, un hasard aide les amants à fuir, mais l’Oiseau les mettra en garde: « C’est pas les pièges qui manquent dans ce vaste royaume de Takicardie. Pièges à enfants ! Pièges à oiseaux ! » Dans la chambre du Roi, les fosses et les boutons d’alarme se cachent sur l’échiquier, métaphore élégante du contrôle spatial.

La police accoure. Le mot du Roi – ou de son portrait, qu’importe, les rois se succèdent et se ressemblent – fait loi: dans les haut-parleurs aux quatre coins des rues, une voix caverneuse offre une forte récompense pour la capture de la charmante Bergère et du « petit Ramoneur de rien du tout, de rien du tout« . L’appel à la délation résonne, tristement. Le petit clown ne fait plus rire, et un officier en habit fasciste réclame des mesures plus sévères.

Les policiers de Takicardie sont, à peu de variations près, de bêtes clones: tous ont les mêmes traits grossiers, agressifs, le nez rougeaud et la moustache épaisse. Ils ne sont que cet uniforme, et ils sont partout. La traque des fugitifs souligne en effet un autre enjeu du pouvoir sur l’espace: la mobilité. L’ascenseur, les autogires, le trône mobile, les parapluies-planeurs et les hydroglisseurs tiennent la ville à portée des gendarmes, en quadrillent les recoins, tandis que la Bergère et le Ramoneur n’ont pour fuir que leurs pieds, et dévalent à toutes jambes les escaliers abrupts. Les plongées et contre-plongées de cette course vertigineuse les acculent: ils entrent dans la ville basse.

Ils n’échappent pas pourtant à la surveillance des sbires, camouflés contre les murailles, déguisés monstrueux, vermines, en rats et chauves-souris. Dans la ville souterraine les perspectives soudain s’écrasent. Les escaliers de marbre blanc se ramassent en colimaçons étroits, la Bergère et le Ramoneur se courbent sous de bas plafonds. Il fait sombre, les bâtiments croulent, sales et gris. Grimault s’inspire de l’architecture sommaire des faubourgs ouvriers, des rails évoquent la banlieue parisienne. L’horizon est bouché.

Les amants croisent un groupe de malheureux, assis las, menés par un aveugle. Ils racontent ce qu’ils ont vu dehors, les merveilles chantées par les oisons: le jour et la nuit, la terre toute ronde et les étoiles. Chez le peuple d’en bas, un espoir naît, naïf: « Nous sommes sauvés, le monde existe, le soleil brille, il y a aussi des oiseaux ! La vie est belle, nous verrons tout cela un jour !« , prédit l’aveugle.

Mais le Roi a lancé contre la ville basse une arme sinistre. Un robot, forgé comme un centurion, détruit sans vergogne les faubourgs, saisit et malmène les habitants, au hasard. L’insurrection étouffe sous les gravats. L’aveugle, qui chantait toujours l’éther et les oiseaux, est jeté aux lions.

Les fuyards se précipitent dans un énième piège, sous les rires gras des sbires: une maison, pareille aux autres, cachait un poste de police. C’est là que l’automate vient les cueillir, et l’Oiseau qui s’est fait prendre aussi. Le Roi ordonne, exige que la Bergère l’épouse, sans quoi ses amis seront livrés aux fauves. Elle cède, au désespoir, et le robot célèbre l’arrangement par une marche nuptiale aux accents militaires.

La Bergère demande où seront emmenés ses camarades, au monarque  qui rétorque: « Rassurez-vous, ils ne courent aucun danger – au contraire. Ils vont travailler, que voulez-vous qu’il leur arrive de mieux ? » La main du robot pousse avec autorité l’Oiseau et le Ramoneur de l’autre côté d’une porte de fer, qui se referme sur eux en grinçant. La Bergère se révolte: « Vous m’aviez promis qu’ils seraient libres ! » Le Roi la détrompe, d’une ironie féroce: « Mais le travail, ma belle, c’est la liberté !« 

Le Ramoneur et l’Oiseau, boulet au pied, sont escortés par la police dans un bâtiment tout de verre et d’acier. Sur leurs « cartes d’identité de travailleur volontaire » tamponnées par un fonctionnaire à l’entrée, nom, prénom et surnom sont biffés, les personnages réduits à leur seule profession. L’usine produit quantité d’effigies de toute taille à la gloire du Roi. L’absurdité de cette production accuse ensemble l’emprise du pouvoir totalitaire et l’aliénation des chaînes de montage; le travail n’a d’autre objet que la vanité des puissants. La scène expose les idées communistes de Prévert et Grimault. Un contremaître, portant pistolet et les traits sévères des policiers, soulève une trappe pour surveiller les ouvriers, à fond de cale, courbés sur les engrenages. L’écoutille se referme, les hommes disparaissent, et les machines dès lors semblent seules façonner, couler, sculpter – les travailleurs leur sont assujettis, mécaniques. Un ouvrier s’applique à dénombrer les bustes fabriqués par les automates. L’Oiseau et le Ramoneur sont affectés à une autre tâche ingrate et répétitive, à une cadence martiale. Un gendarme, goguenard, plume le forçat et s’en coiffe en trophée. « Patience, tout cela n’aura qu’un temps ! » fulmine l’Oiseau.

Dès qu’ils sont laissés seuls les deux insurgés sabotent la production dans un rire libérateur qui évoque la critique salutaire du travail à la chaîne entamée par Chaplin dans Les temps modernes. Un porion alerte la police. On consulte le code pénal, ses vignettes à gros traits, la sentence est formelle: pour un crime de lèse-majesté, les lions. Cette sanction parodie l’alternative douloureuse entre usine et chômage, et la justice des tyrans: jetant l’Oiseau et le Ramoneur dans la fosse, le commissaire fait lecture du verdict, « article 28, c’est ici. »

Au centre de l’arène, un arbre mort. Les lions alanguis écoutent jouer l’aveugle.

Dans la ville haute, on prépare la noce. Le marbre des parvis se veine de tapis rouges, le visage du Roi fleurit dans les jardins, des peintres redorent la fonte des statues. Du donjon la Bergère, le visage enserré dans son voile, observe tristement la pièce montée. Les oisillons pépient posés sur les barreaux, et lui font un mince sourire.

Dans la fosse l’Oiseau vole, harangue, ranime les fauves et l’espoir de l’aveugle. La révolte des lions gronde alors contre les chaînes, l’injustice, ces moutons épars, leur famine décrétée par la volonté du Roi. Ils se jettent contre la grille et s’évadent enragés. Et qui sont les sauvages, des bêtes ou du dompteur, sévère en diable, qui fait claquer son fouet contre un jeune tigre ?

Le peuple d’en bas accueille en liesse les lions, les prend pour les sauveurs promis, et acclame: « les Oiseaux ! » Les fauves devenus oiseaux, c’est la rage alliée à l’idéal, les ailes et les crocs ensemble. C’est cette colère éclairée qui mène la révolte et jette la foule sur les escaliers blancs.

La noce est fêtée, là-haut, et la Bergère n’a pas eu mot à dire; c’est le policier, contrefaisant sa voix, qui a dit « Oui » au Roi. Il n’y a qu’un journaliste, extasié, qui raconte l’enthousiasme, pousse du coude l’assistance, se courbe, flagorne, agite les mains et le microphone comme un meneur d’orchestre. Les bravis beuglent dans les haut-parleurs, et les feux d’artifice crépitent.

Les fauves surgissent rugissant, et c’est la débâcle. Le Roi s’enfuit sur l’automate, emportant sa captive. Le Ramoneur s’élance après eux, l’Oiseau prend le contrôle du robot et retourne la machine contre ses maîtres. Assuré, le saboteur lance gaiement aux oisillons: « N’ayez pas peur, les enfants, Papa connaît la technique. » L’automate alors piétine les parvis, brise les colonnes, et ce carnage ébahit l’aveugle. Les fauves, le peuple, les policiers se sauvent. Un branle-bas musical monte des entrailles du robot, comme un cri de révolte. Le royaume s’effondre, le Roi est balayé, bon vent, et l’automate titube, ivre de destruction, puis s’éteint. La Bergère, le Ramoneur et l’Oiseau ont la nuit pour eux seuls, les étoiles et le silence.

Au matin le robot est assis penseur sur les décombres. Parmi les débris une cage piaille, c’est l’oisillon qui s’est encore fait prendre. Les doigts d’acier se raniment et le délivrent, puis le poing refermé s’abat sur le piège. La cage n’était pas seulement l’ultime rescapée des ruines; elle était la ville en réduction, son prototype. Ce carcan rompu, le poing serré, la ville haute mise à terre, le royaume aplani, la lutte est achevée: reste la table rase.

à lire aussi sur Kopfkino: