La Chinoise
Jean-Luc Godard, 1967

FILM SOCIALISME, PREMIÈRE[1]

1967. Jean-Luc Godard rencontre Anne Wiazemsky, alors étudiante à l’université de Nanterre. Dans la faculté, entourée de bidonvilles, d’usines et de grands ensembles d’habitation, la contestation politique est menée par deux groupes principaux – les anarchistes et les marxistes-léninistes, qui rejettent à la fois le parti communiste français et la tutelle soviétique au profit de la pensée maoïste. Le cinéaste est rapidement fasciné, recueille les observations d’Anne Wiazemsky et conçoit le projet d’un film dans la lignée de ses deux œuvres précédentes – Masculin, féminin et Deux ou trois choses que je sais d’elle, deux enquêtes sociologiques. Ce sera La Chinoise.

Ce film-essai joue en permanence d’une distanciation dans la lignée de Berthold Brecht, que Godard cite comme son unique et dernière référence dans une scène où Guillaume (Jean-Pierre Léaud) efface un à un les noms d’auteurs inscrits au tableau noir pour n’y laisser figurer que celui du dramaturge allemand. Le film nie sans cesse le quatrième mur par des regards caméra et des entretiens frontaux où l’on reconnaît, étouffée, la voix de Godard hors-champ. Parfois même l’image révèle son contre-champ, la caméra de l’opérateur Coutard.

En dépit de ces effets de construction visibles, qui mettent le spectateur à distance, le film est en prise étroite avec le réel, et illustre l’adage qui veut qu’une fiction soit toujours le documentaire de son tournage – le premier intertitre annonce d’ailleurs « un film en train de se faire« [2]. Omar Diop, étudiant de Nanterre et fervent militant, Francis Jeanson, professeur de philosophie, ancien résistant et animateur d’une cellule du FLN, jouent leur propre rôle et cautionnent l’enquête menée par Godard et Anne Wiazemsky.

Ce rapport au réel est interrogé dans la scène où Guillaume renverse la dialectique habituelle entre les frères Lumière, de pères du documentaire devenus peintres impressionnistes, et George Méliès, chantre d’un cinéma à trucs, requalifié en chroniqueur de la réalité par l’intermédiaire des « actualités reconstituées mais véritables« . C’est dans cette lignée que s’inscrit la reconstitution théâtrale de la guerre du Vietnam, grossière, bigarrée, à grands renforts d’accessoires et de peinture, mais d’une insoutenable violence. Godard affirme qu’il n’existe pas d’enregistrement objectif de la réalité, mais que la vérité naît d’une reconstruction du réel. Le film fait entendre la phrase de Paul Klee, « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible« : le cinéma y est entendu comme révélation, geste hérité de Dziga Vertov[3].

« C’est de la fiction, mais ça m’a rapprochée du réel » conclut Véronique. Quelques mois après la sortie de La Chinoise commencent les grèves et les protestations étudiantes qui atteindront leur pic en mai 1968.

Godard filme des digues prêtes à rompre, une fracture générationnelle consommée, l’embrasement prochain. Il montre ‘68 tout près d’advenir, mais aussi, déjà, l’après mai. Sans moquerie, mais avec une ironie tendre, le réalisateur révèle les contradictions entre les mots et les actes de ses héros, et la désillusion future déjà en germe. Quelques icônes révolutionnaires deviennent au mur des accessoires pop’art. Yvonne, issue d’un milieu rural, semble en peine de déchiffrer le jargon de ses camarades, et souvent se trouve isolée ou chargée de tâches ménagères. La cuisine n’est guère occupée que par les femmes. Véronique et Guillaume conversent enfoncés dans des fauteuils en velours, boivent leur café dans de la porcelaine. Dans le grand appartement bourgeois qu’habite cette commune populaire en miniature, la stratigraphie sociale ressort cruellement et contredit l’utopie égalitariste.

Mais surtout, c’est la distance entre le petit groupe et le réel qui annonce le mieux leur échec. Ce huis-clos est mis en scène à la fois dans le décor – l’appartement dont les aplats vif évoquent un théâtre, et une mise en espace qui connote l’isolement, l’insularité de personnages qui prétendent pourtant agir sur et dans le réel – et dans le montage – Godard monte cut, entre les entretiens, des plans d’insert sur des paysages vides, la campagne ou les alentours de l’université de Nanterre, accentuant ainsi la déconnexion profonde entre les personnages et le monde qu’ils aspirent à changer. De récurrents travelings depuis l’extérieur de l’appartement, et la concurrence fréquente des bruits de la rue et des leçons politiques résument cette mise en tension du dedans et du dehors, du théâtre de la révolution et de l’épreuve du réel. Socialisme hors-sol qui puise ses idéaux loin des banlieues parisiennes, chez Mao.  

Le dialogue de Véronique et Francis Jeanson, dans le train, est édifiant à cet égard. Le monde défile, par la fenêtre, sans que la jeune femme n’y accorde un regard; face à elle, le philosophe affirme qu’un mouvement révolutionnaire ne peut se passer de l’adhésion populaire. « On ne fait pas une révolution pour les autres. Tu peux participer; tu ne peux pas inventer une révolution. » Ce décollement entre la cellule et le reste de la société expose l’une des raisons de l’échec de ‘68 – en juin, De Gaulle remporte les élections en appelant à la réaction d’une « majorité silencieuse« . Gauche minoritaire, mais aussi atomisée[4], ainsi que le film semble aussi le suggérer – Guillaume aspire au théâtre socialiste, Véronique à l’action culturelle, Kirilov à un romantisme mystique et torturé… La Chinoise dessine les futures scissions de la gauche, et l’aporie des actions violentes tentées après mai.

Cette ambiguïté valut à La Chinoise un accueil public et critique mitigé, au point d’occulter l’autre discours politique du film: celui de sa réalisation même. Tourné dans l’appartement de Godard avec des moyens dérisoires, La Chinoise est un film de combat non seulement parce qu’il met en scène des militants mais aussi parce qu’il constitue en soi un brûlot, une offensive contre le capitalisme, dans le fond comme dans la forme. Ainsi le cinéaste définissait-il son intention dans un avant-propos au film: « À notre échelon modeste, nous devons aussi créer deux ou trois Vietnam au sein de l’immense empire Hollywood – Cinecittà – Mosfilms – Pinewood. Et tant économiquement qu’esthétiquement, c’est-à-dire en luttant sur deux fronts, créer des cinémas nationaux, libres, frères, camarades et amis. »

[1] Titre emprunté à une analyse d’Arnaud Hée pour Critikat

[2] Il faut noter que la distribution des rôles joue aussi de cette ambiguïté documentaire – Jean-Pierre Léaud incarne un jeune acteur enthousiaste, Wiazemsky une étudiante de philosophie à Nanterre, Juliet Berto une ingénue montée de province, etc.

[3] Après La Chinoise, Godard fondera, avec d’autres, le groupe Dziga Vertov, ou toutes les décisions de tournage seront prises collectivement, votées lors d’assemblées générales, pour tenter de faire politiquement un cinéma politique. 

[4] De nombreuses scènes étaient improvisées ou rejouées et La Chinoise, affirme Godard, est « exclusivement un film de montage. » « J’ai tourné des séquences autonomes, sans ordre, et les ai organisées plus tard« , poursuit-il. Cette approche reflète l’attitude rebelle mais aussi la confusion morale des cinq protagonistes, et suggère l’irréconciabilité de leurs aspirations.

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