Pierrot le Fou
Jean-Luc Godard, 1965

de 01:34:47 à 01:38:10

Marianne, sans prévenir, a largué les amarres, et Ferdinand (Jean-Paul Belmondo). Désespéré tant que furieux, il erre, seul sur les quais, où s’égrènent incongrues quelques notes au piano. C’est un air mélancolique qui sied bien à sa mine abattue. Musique de fosse, en apparence extérieure au récit, reflet de l’affliction d’un amant trahi, Pourtant, une voix s’éraille en chœur, timbrée à pleins bords – la caméra s’arrête au bord de l’eau, bord-cadre, sur Raymond Devos qui roucoule.

Il ne se présente pas. D’abord ce n’est pas, pour Devos, un rôle de composition; il est l’amoureux lunaire, parent du clown blanc, il a le jeu outrancier des performances théâtrales que le public connaît bien. Et puis, dans cette scène en forme de parenthèse, à côté de l’action, il n’est pas tant un personnage qu’une vue de l’esprit. Il incarne, anonyme, le tourment contenu de Ferdinand. L’image confronte ainsi, comme en miroir, l’impassibilité de Belmondo à l’agitation de Devos. Les costumes des acteurs, même, figurent ce dédoublement: ils sont tous deux vêtus d’un costume gris, mais au lieu d’une chemise rouge c’est un col bleu que laisse voir la veste de Raymond Devos, couleur qui signera le basculement définitif de Ferdinand dans la folie, dans la dernière scène du film. 

La tirade est reprise d’un sketch de Raymond Devos, et la transposition du numéro de music-hall à un extérieur de cinéma en bouleverse le sens. Sur scène, accoudé au piano, le comédien se souvenait d’un air ancien, de femmes opiniâtres et déroulait le récit de cours acharnées; sur les quais, pas d’instrument. Dès lors, la mélodie qu’il dit entendre est un fantasme, et elle dénonce la démence du personnage – les quelques modifications apportées au texte original consistant surtout dans l’ajout, au terme du monologue, des répliques « Dites-moi que je suis fou ! », qui raccordent avec le titre du film. Cette référence et la composition symétrique du plan traduisent ainsi le volte-face de Ferdinand, près de commettre un meurtre, de se suicider. de devenir Pierrot le Fou. Ces glissements de la scène au cinéma, de la divagation à l’hallucination, d’une folie douce à une folie furieuse impliquent un surcroît d’exagération du jeu. Sur scène, Devos se déplaçait pour recréer l’espace du souvenir, mais lorsqu’il est fiché dans le cadre, c’est par la seule gestuelle que son délire prend corps. Du fait du plan fixe et de la posture assise, tout déferle dans les mains, dans la voix – les contraintes de la mise en scène confinent à l’exubérance.

Au lieu d’un soliloque adressé sans distinction au public, Devos interpelle directement Belmondo – l’apostrophe de Ferdinand, au début de la scène – « Ça va pas mon vieux ? » – transforme la tirade en dialogue. Certains des gestes de Devos s’évertuent donc à capter son auditeur. Le sens du texte en est encore altéré: il entre à présent en résonance avec les amours malheureuses de Ferdinand. Devos incarne l’ironie douce-amère, les angoisses profondes, la sensibilité secrète de son interlocuteur. Belmondo est assis, immobile, attentif, mais une ardeur trouble le consume, que figure face à lui l’histrion turbulent.  

La démence se traduit en effet par l’emportement et la tension nerveuse des gestes, la pantomime, les brusques revirements de ton – le lyrisme des « Est-ce que vous m’aimez ? », la familiarité lorsque l’adresse à Belmondo se fait plus directe, les cris coléreux. Devos crée des ruptures permanentes dans la diction et le rythme du texte. Les reprises et variations du thème mélodique soulignent particulièrement ces brisures du phrasé.  

L’air s’interrompt soudain comme la folie du personnage éclate. Il se relève alors et la caméra se rehausse, et le vent rugit – la digression se referme et le mouvement rétabli précipite la conclusion du drame. « Vous êtes fou. » assène Belmondo, résolu, qui sort, Devos le salue d’un geste moqueur, trois doigts légèrement repliés qui tournent près de sa tempe: c’est l’autre, le fêlé. Ce renversement est acté par un contrechamp, Ferdinand qui se jette à la poursuite de Marianne. Bientôt elle sera morte, le visage de Pierrot tout barbouillé de bleu, et il y aura pour finir de la musique, tombée du ciel, sur la mer.

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