Fad’jal
Safi Faye, 1979

« J’ai opposé mes deux cultures, la française et la sénégalaise. L’histoire écrite de France s’apprend à l’école, mais comment se transmet l’histoire africaine qui n’existe que grâce à la tradition orale ? Qui la transmet aux enfants ? C’est l’ancien du village, celui qui détient la mémoire historique. Chaque soir les enfants escaladent l’arbre à kapok pour se réunir autour de lui. Il raconte leur histoire, qui n’a jamais été écrite. Il parle des traditions agricoles et des rites de passage, il explique comment une femme (Mbang Fadial) a fondé le village, vers le seizième siècle.

Je ne filme jamais d’adaptations; j’écris moi-même les scénario. J’enquête, je m’informe et puis j’écris, en m’efforçant de rester fidèle au monde rural d’où je viens, à l’Afrique et aux habitants des campagnes. […] Le monde rural, le thème que j’ai choisi et qui correspond à ma vision cinématographique, est un monde hors du temps. Il nous réunit tous, que nous soyons Japonais, Sénégalais ou Singapourien, parce qu’à un moment donné nous étions tous paysans; nous venons tous de la campagne. »

– Safi Faye (citée par Il Cinema Ritrovato, 2018)

Fad’jal s’ouvre sur l’image d’un haut kapokier, tandis que la réalisatrice énonce, sans qu’elle ne s’inscrive à l’écran, sa dédicace. Hommage, d’entrée, à l’oralité. Suivent quelques plans d’hommes au travail, aux champs, puis l’on revient à l’arbre, flanqué de cette citation d’Amadou Hampâté Ba: « En Afrique, un vieillard qui meurt c’est une bibliothèque qui brûle. »

Cet accolement et l’image du feu confondent le vieillard, la bibliothèque et l’arbre; dès lors, le tronc devient symbole d’un savoir immémorial, croissant toujours, enraciné loin dans le sol et autour duquel s’organise la vie rurale. La composition méticuleuse du film – qui fut entièrement écrit, préparé et non improvisé – reproduit cette relation, le récit de l’ancien structurant la succession des scènes pastorales, le montage faisant régulièrement retour sous l’arbre. 

Dans la salle de classe, les cahiers se referment. C’était une leçon sur Louis XIV, héritage des programmes coloniaux, et les élèves ont récité tour à tour les quelques phrases qu’ils avaient, la veille, copiées consciencieusement sur des feuilles quadrillées. L’histoire française est écrite, définitive; la répétition des exposés paraît rébarbative, le débit monotone.

Le soir, rassemblés autour du grand-père, au pied du large tronc, c’est l’histoire du village que réclament les enfants. Pas de cahiers, pas de carreaux: le vieil homme raconte. Il explique que Fad’jal signifie « arrive, travaille« , et qu’au village « celui qui travaille est heureux. Celui qui ne travaille pas, on rira de lui. » Le griot poursuit, psalmodiant le nom des ancêtres fondateurs. L’histoire se confond avec la généalogie, sous les branches innombrables de l’arbre à palabres. 

Scènes de la vie rurale, chants. Naissance d’un enfant. Cette actualité vient illustrer, symboliquement, l’événement passé décrit par l’ancien: la fondation du village. Le film est tout entier construit sur ce principe: le récit et l’image, le mythe et le document, le passé et le présent se rejoignent sans cesse. La transmission des savoirs se calque ainsi sur celle des gestes. Continuité des coutumes dans l’histoire. 

La naissance s’accompagne de pratiques rituelles que la réalisatrice ne commente pas; les femmes qui entourent l’accouchée, la griotte, le griot, ce sont leurs mots qui déchiffrent pour le spectateur le sens des objets ou des danses. Encouragée par Jean Rouch, chantre d’une anthropologie partagée, à entrer en cinéma, Safi Faye refuse de faire une ethnologie surplombante; la narration de Fad’jal adopte un point de vue proprement africain, une scansion plus rythmique. S’accompagnant au tama, dit tambour parleur, le griot bénit la mère, l’enfant, le père, compte leurs ancêtres et reçoit son obole.

Mort d’un vieillard. Les offrandes sont partagées, non sans dispute, entre les membres de sa famille. Dans une case, un drap noir entouré d’éplorées, en silence. Dehors, on fête le mort. Comme le veut la tradition, on sacrifie le patriarche de son troupeau. Un homme du village, en souvenir de l’amitié de son père et du défunt, renchérit d’un second taureau. 

Le grand-père évoque le rapport séculaire à la terre: le gouvernement sénégalais menace désormais de lotir les parcelles, au mépris du cadastre dûment établi par les tractations entre anciennes générations. La voix de la réalisatrice précise que le lotissement a été voté en 1969, et la date s’inscrit à l’écran – l’écrit devient le signe de l’administration d’État, héritage de l’époque coloniale. Au village, les jeunes et les anciens s’affrontent; les uns désavouent l’héritage des autres, et veulent que leur village reculé se rénove. La route contourne encore Fad’jal, et le commerce peine. 

Le grand-père raconte la ruine de Fad’jal. Un roi, jaloux de la prospérité du village, promettait de le briser sans qu’une seule balle ne soit tirée. Il s’y présenta, en grande munificence –  un homme entre à Fad’jal à cheval, c’est le roi qu’il joue, il est seul; il s’agit moins de reconstituer que de faire écho – suivi de sa cour, d’esclaves, d’artisans. On fêta cette foule en grande pompe. Images d’animaux sacrifiés, de mil cuit. Grossissement progressif des plans, jusqu’à ce que le cadre soit empli de viscères mouchetées. Les troupeaux sont décimés, les greniers sont vides. Images-fiction d’habitants qui s’exilent, et le griot aussi, qui ne veut pas devenir l’amuseur du roi. Sécheresse, paysages désertés. Le récit de l’ancien désastre se confond avec le ravage saisonnier des cultures, et la crainte présente qu’un négoce effréné n’épuise les ressources, ne gâte les esprits. 

Le grand-père dit, sous l’arbre, comment le village a été refondé par deux frères. Comment deux des premiers habitants se sont disputés. Leur dialogue, encadré de fondus enchaînés qui confirment l’indistinction entre fiction et documentaire, est rejoué par deux habitants de Fad’jal. « Déguerpis de mon champ » dit l’un. « Le champ où le coq a chanté devient une maison » réplique l’autre. Le grand-père corrige: « Le champ où le coq a chanté devient une demeure« , et les enfants rient. Non loin du village, on ramasse le sel. Symbole double: gage d’hospitalité, terre stérile. Plus tôt, de jeunes hommes tressaient des paniers pour la récolte, mais à quoi bon, disaient-ils, puisque la route ne passe pas par Fad’jal, puisque l’on ne pourra pas vendre le sel.

Après l’arrivée des deux frères, raconte l’ancien, le village prospère et s’étend, d’un côté, jusqu’à un bras de mer. Scènes de pêche, hier ou aujourd’hui. De l’autre côté, les cases s’alignent jusqu’à des terres cultivables. Images de femmes au travail. Au village, on annonce que les lotisseurs viendront le lendemain. Les générations s’opposent à nouveau, mais le griot a le dernier mot: « Travailler notre terre, la partager avec ceux qui en ont besoin, n’est-ce pas la voie du développement du pays ? La terre appartient à qui la cultive, et non à l’État. » Les ingénieurs viennent; les paysans dé-plantent un à un les bornes et piquets à peine installés.

Un devin vient alors à Fad’jal, annoncer la pluie et de belles récoltes pour la saison future. Revenu de la ville un délégué fait le compte-rendu d’une réunion avec le gouvernement – la route, c’est prévu; le lotissement, ajourné. Un compromis est trouvé entre modernité et respect des usages. Le grand-père termine son récit. « Notre village s’ouvre. À Fad’jal, celui qui travaille est heureux. Celui qui ne travaille pas, on se moquera de lui. »

Les enfants du village sont montés sur les branches basses de l’arbre à palabres. Ils répètent les mots de l’ancien, sur le travail, sur le chant du coq. Le dernier dit « Comptons nos ancêtres« , jusqu’à Fadial, la fondatrice. Le récit boucle ainsi sur lui-même; cet effet d’écho visuel et sonore marque à la fois la transmission du savoir d’une génération à la suivante, mais aussi le cycle recommencé de la vie rurale. Cette indistinction fait toute la complexité du film: le récit du grand-père inscrit le village dans une histoire linéaire, mais l’interaction permanente du passé et du présent, des images documentaires et des images-fiction suggère dans le même temps l’atemporalité des gestes, la permanence des traditions. 

Au pied d’un autre arbre, le grand-père en appelle aux Pangool, aux ancêtres, pour la pluie. « Notre terre est féconde« , conclut-il. La terre, lieu commun de l’histoire et du monde rural, « hors du temps« . Fin du film.

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