Dodes’kaden
Akira Kurosawa, 1970
C’est dans un terrain vague, de géographie confuse, quelques existences décousues sur l’envers du miracle économique. Dans des bicoques assemblées de tôle peinte et de papier, les évincés de l’essor japonais s’envasent ou rêvent à leur réussite. Le jeune Rokuchan, la tête comblée d’espoirs insensés, soupire après les tramways qui fuient dans le reflet des vitres, L’intérieur exigu qu’il partage avec sa mère est égayé partout d’ébauches de trams, chamarrées de couleurs niaises. Il s’est inventé le métier et la dignité que la ville lui refuse, et se croit conducteur de tramway. Chaque matin, il enfile des gants dont sa minutie n’a pas su sauver la blancheur, se toque d’une casquette invisible et sort. Sa mère se désole à la face des autels, et s’égosille en prières pour qu’il entende raison.
Dans l’arrière-cour, Rokuchan contourne avec soin l’espace vide qui figure un wagon. Il passe la voiture en revue, râle après les mécaniciens qui ont laissé s’encrasser la ferraille, corrige leurs négligences par des gestes dont les plans serrés détaillent la précision. Les mimes méticuleux du jeune homme s’accompagnent de crissements métalliques; la mise en scène donne corps, et crédit, à sa folie douce. Cependant la scène dure et le jeu languit, le délire, tendre d’abord, devient déchirant, et quand Rokuchan s’apprête à élancer son tram imaginaire, un contrechamp dévoile brusquement face à lui un terrain jonché de grisaille et d’ordure, sans rapport avec la palette joyeuse de ses dessins. Il démarre, entre les immondices, imitant le bruit des roues précipitées sur les rails, dodes’kaden, dodes’kaden. Sa course croise, au long du film, l’œil moqueur et les rires apitoyés des habitants de la décharge.
(Cet homme-machine qui trace l’itinéraire du film, ce rêveur incompris, comment n’y pas voir Kurosawa, qui réalise Dodes’kaden après cinq ans de débâcle avec les producteurs, et dont c’est le premier film en couleurs ? Parmi les croquis de tramways bariolés, il y a d’ailleurs des dessins d’enfance du cinéaste.)
Tout (fil) conducteur qu’il est, Rokuchan ne parvient pas à lier ensemble les personnages – ce sont des solitudes à la dérive, des scène accolées par accident. L’éclatement du montage et le désordre du décor décrivent un monde d’égoïsmes, une communauté manquée où l’entraide est un recours rare. Dans le cadre même, l’architecture des taudis interpose souvent entre les corps des cloisons de papier, des étais de fortune. Il y a un aveugle qui met un cadenas à la porte de sa cahute, et dont le visage mort n’accueille pas même un sourire,
Pour restituer l’impensable précarité de ces marges, Kurosawa déploie une mise en scène de l’artifice, délibérément théâtrale. Il y a des décors peints de teintes vives, des ombres dessinées au sol, et des commères affairées près du point d’eau, qui forment un chœur. Elles jasent sur l’épouse bourrue d’un homme affable et tout balafré de tics, s’étonnent que l’aveugle, qui dût être bel homme, méprise leurs charmes et gémisse, la nuit, en appelant une femme; elles brocardent les débauches du quartier – et surtout deux voisines, assignées à demeure par l’accord criard entre la couleur de leur vêtement et celle de leur intérieur, et qui se divertissent en échangeant de maris. Un pochard vaut bien l’autre.
La beauté, partout, étouffe. La jeune Satsuko s’esquinte à faire des fleurs en papier, pour payer le saké d’un oncle qui en abuse. À trimer sous les invectives du soûlard, elle se fane peu à peu. Une nuit tombée de sommeil parmi les corolles de crépon froissé, elle s’éveille en sentant sur sa cuisse la main pressante de l’ivrogne.
La femme de l’aveugle vient le trouver, repentante, et lui sans rien dire, sans même tourner vers elle son visage éteint, lacère des étoffes pour en faire des chiffons. Entre ces deux êtres désunis, le silence n’est rompu que par le crissement de la soie qu’on déchire, Les jours passent sans qu’elle lui tire un mot ou un sourire, un soir elle est en larmes, et son visage ravagé de peinture blafarde. Finalement elle renonce et repart, et s’attarde dehors près d’un tronc décharné. Elle en caresse l’écorce, et dit l’adieu résigné qu’elle n’a pas su faire à l’époux – « Quand un arbre est mort, il n’a plus de nom. » Elle s’éloigne et la caméra s’élève, il ne reste dans le plan que les branches, sèches et torturées, avant qu’un raccord ne ramène à l’aveugle seul, les yeux abîmés dans le vide.
Quelques élans de cœur émoussent à peine cette misère. Une ribambelle d’enfants dit son amour quand même au père qui n’est pas le leur. L’homme aux tics défend l’épouse revêche, mais fidèle et patiente dans la pauvreté. Satsuko, enceinte, au désespoir, a blessé au couteau la seule âme qui fût bonne pour elle, le livreur de saké, et s’en explique contrite: « J’avais peur que tu ne m’oublies. » Un vieil homme désarme un ivrogne, livre ses économies à un cambrioleur et rend l’envie de vivre à un désespéré. Un peintre tente d’arracher de la beauté à l’ordure et Kurosawa colore quelques scènes de franche joliesse, mais Rokuchan élancé bon train fait détaler l’artiste, et la toile derrière l’enfant-tramway figure l’astre couchant. L’imaginaire ne tient pas devant l’indigence.
Il y a aussi un père et son fils, qui vivent dans la carcasse d’une deux-chevaux. Elle n’a plus de roues et n’ira nulle part, pourtant ils songent à une maison, sur une colline loin des bas-fonds, et devisent tout le jour de l’opulente demeure. Sous les ponts près de l’eau grise et le soir, assis parmi le rebut, ils bâtissent en pensée, et d’abord le portail. Ils le veulent modeste, peint d’un vert amène, et cette grille, toute simple, fichée dans l’herbe tendre est à l’image de leur fantaisie généreuse. À mesure que le rêve s’avive cependant, les teintes violentes de leur délire gagnent sur la raison, et lorsque l’enfant finit d’agoniser, intoxiqué par le poisson mendié en ville, le visage du père est tout barbouillé de blanc, consumé de remords et de fièvre. Lorsque l’on enterre son fils il sombre pour de bon dans la démence; en un raccord, la fosse béante qu’il emplit de ses larmes devient la large piscine qu’avait souhaitée le gosse. Jusqu’ici, les images du foyer rêvé étaient de lointains contrechamps, mais dans ce dernier plan le père se tient debout, au bord du bassin. Il est passé, comme l’enfant, de l’autre côté. Au lieu d’un abri, la maison ne figurait pour issue à leur misère que la mort, ou la folie.
Le soir, Rokuchan arrête son tramway dans l’allée sale qui mène à son logis. Les lumières colorées de la ville éclairent en transparence les dessins naïfs qui couvrent les murs. Derrière la porte, la silhouette du garçon ôte avec précaution la casquette invisible, et salue. Dodes’kaden s’achève comme un théâtre d’ombres, évanouies dans la nuit.
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