Insiang
Lino Brocka, 1976

de 00:00:00 à 00:10:19

La première image, c’est un cochon égorgé d’un geste indifférent, machinal. La caméra va de la bête blessée, au couteau, au visage du bourreau; ce mouvement d’appareil présage du drame et des rapports violents entre les personnages. Toute cette scène d’ouverture, dans l’abattoir où travaille Dado qui nous est d’emblée donné pour criminel, annonce le ton cruel et sans concession du film en même temps que son réalisme documentaire, appliqué à la description d’un bidonville manillais. L’impression d’asphyxie, de promiscuité que la mise en scène entretiendra tout au long du récit est déjà dans ces quelques images: les plans serrés sur les gestes des exécutants et sur les équarrisseuses, le montage saccadé et surtout les cris déchirants des animaux donnent la mesure de la brutalité du récit.

La portée symbolique de la scène est confirmée par la continuité sonore entre le vacarme de l’abattoir et la cacophonie du marché couvert, au plan suivant. Ce raccord suffit à exprimer toute la violence qui règne dans le bidonville, et à désigner les femmes pour ses premières victimes.

Le tumulte ensuite s’efface et le générique se déroule sur fond de plans larges, lumineux, et d’un accompagnement musical apaisé. Les habitants du bidonville de Tondo, où le film est tourné en onze jours, sont les figurants de ce prélude où s‘affirme l’authenticité documentaire du récit. Dans toutes les scènes d’extérieur, Brocka privilégie des plans d’ensemble qui intègrent la foule, le raffut des ruelles, le trafic des véhicules et les usines à l’horizon – et ainsi ancrent les personnages dans leur réalité sociale. De ce fond émerge cependant une figure: Insiang est désignée comme l’héroïne du récit par un travelling avant qui la cerne de plus près, suivi d’un panoramique qui escorte son trajet. Au plan suivant la caméra s’est encore approchée, et le mouvement de l’appareil poursuit toujours la jeune femme: sa lenteur, sa posture, le rétrécissement du cadre et la mélodie lancinante qui accompagne la scène connotent la lassitude, ou l’épuisement d’une journée de labeur. Le coucher de soleil, derrière elle, est aussi l’indice d’un drame noir et imminent: Insiang est à l’intersection de la chronique naturaliste et du mélodrame. Le film s’inscrit ainsi dans la stratégie d’ensemble de Brocka, qui consiste à infiltrer le cinéma de genre pour s’en réapproprier les motifs et figures, et ainsi fédérer un public populaire. La manière réaliste voire documentaire de ses films, attachés à la représentation des corps sexués du prolétariat, les rapprochent de ceux de Rainer Fassbinder et Pier Paolo Pasolini.

Les images suivantes décrivent la bicoque exiguë où vivent Insiang et sa famille : un plan large, tout empêtré de moustiquaires, puis un panoramique serré sur plusieurs corps endormis disent la gêne et la promiscuité. Quand la jeune femme paraît, au réveil, elle est confinée dans un réduit, coincée entre les toiles tendues, les mursd’aggloméré, les étais de fortune. Tout au long du film, la composition du cadre exprime et redouble l’oppression des personnages au moyen de plusieurs motifs récurrents : les quadrillages, qui connotent la captivité des femmes surtout; les effets de sur-cadrage, qui contribuent à instaurer entre eux des rapports de domination; l’encombrement des espaces, qui figure les entraves à leur mouvement. Ces options de mise en scène illustrent la contrainte que subissent les personnages: Brocka fait la chronique d’existences étriquées et d’horizons bouchés. « Comme cinéaste, [il] aime précipiter ses personnages dans les pièges que leur tend la mise en scène, ne reculant jamais quand l’émotion gagne et quand les personnages, pris dans un angle mortel, ne peuvent plus reculer, eux non plus. » écrit Serge Daney.[1] 

Outre ces pièges visuels, Brocka tire parti de la bande sonore pour peser sur ses personnages. Au marché, la fatigue de Tonya se devine au resserrement du cadre tant qu’à la jacasserie des clientes. Le cinéaste superpose aussi à certaines scènes d’intérieur les braillements des bambins du voisinage, dont la présence continue renforce l’inconfort des situations. Cette saturation sonore asphyxie les personnages autant que l’étroitesse et le fatras du cadre: ils ne peuvent s’épanouir davantage dans ces espaces qu’un animal dans sa bauge, ce qu’expose un panoramique poignant qui va d’un porcelet à un gamin nu – la réplique « Nonoy, à table!« , qui s’adresse à l’un des enfants, tombe justement sur le goret occupé à manger, tandis que dans la famille le riz manque.

Dehors, c’est le même encombrement de l’image et du son, jusqu’à ce que le récit retrouve sa structure mélodramatique: le thème musical réapparaît et le cadre se recentre sur les personnages du drame, Dado et Insiang. L’arrière-plan s’efface par l’effet d’une profondeur de champ réduite,  et la caméra doucement cerne la jeune femme, désignée comme une proie. C’est le regard de Dado, filmé en plan serré au début de la scène, qui s’empare d’elle dans la foule. Insiang étant cadrée en fixe, les travellings avant sur le visage du voyeur déséquilibrent le champ-contrechamp et trahissent ses intentions troubles, que résument les dernières répliques de la séquence.    

[1] Serge Daney, « Qui est Lino Brocka ? », Libération, 10 décembre 1981

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