Valse avec Bachir
Ari Folman, 2008
Trois hommes jeunes, trois soldats, portant plaques et mitraillette, sortent nus de la mer. Le ciel est enflammé mais l’eau calme, c’est l’apocalypse paisible. Ils ont le visage impassible, à moitié rongé d’ombre, et l’un d’eux pose sur nous ses yeux vides, las, perçants – c’est l’affiche de Valse avec Bachir, réalisé en 2008 par l’israélien Ari Folman. Les enjeux de ce récit autobiographique, celui d’un soldat tentant de se rappeler son rôle dans l’opération « Paix en Galilée » menée au Liban, et dans le massacre des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, peuvent aussi, dit Folman, toucher un vétéran du Vietnam, d’Afghanistan, un casque bleu ou un ancien d’Irak. Ce sont les questions communes à toutes les guerres: la blessure, la mémoire, la responsabilité. Le regard du soldat, sur l’affiche, renvoie la fiction à l’Histoire, l’intime au collectif. Ce regard, c’est aussi le lieu du souvenir, fait d’images traumatiques, et des hallucinations qui le cèlent. C’est enfin le regard investigateur posé par le cinéaste sur son propre passé. Symboliquement, les soldats nus qui quittent la mer pour retourner dans Beyrouth font un trajet qui va les confronter au réel. Le film est le récit de ce retour progressif à la vérité du souvenir, avec ce qu’il peut comporter d’insoutenable.
HISTOIRES ET M2MOIRES DE GUERRE
Réconcilier le souvenir et l’archive
Valse avec Bachir alterne un traitement réaliste de l’animation et un mode plus onirique. Ce partage rend compte de deux régimes d’image distincts: le souvenir avéré et l’hallucination. Les séquences documentaires et les événements certains du passé emploient des couleurs froides et nuancées tandis que les scène délirantes ont une palette plus chaude et tranchée, composée d’orange et de turquoise. Un troisième gamme, contrastée de jaune et de noir, désigne le traumatisme: c’est le cauchemar de Boaz, et l’ensemble des scènes – réelles ou fantasmées – qui ont trait au massacre de Sabra et Chatila. Le retour brutal à la mémoire se traduira par une transition, dans l’image, entre le mordoré du rêve et les teintes bleues du réel.
Le film est fondé sur un long travail préparatoire mené par Ari Folman; sur les conseils d’un psychanalyste, il a recueilli les témoignages d’experts et de vétérans de l’opération « Paix en Galilée », et collecté des images d’archive. L’animation porte trace de ce méthodisme, se soucie d’ombres et de détails, reproduit fidèlement les traits des témoins; leurs voix ont été conservées, et tous sont introduits par un insert textuel, nom et fonction, et installés dans un cadre quotidien ou contre un fond neutre. La reprise de ces conventions documentaires et le réalisme des effets d’animation lors des combats (images tremblées, saccades, reflets) produisent une interprétation officielle, historique, de l’événement,
Mais des scènes hallucinées s’immiscent dans l’enquête, et révèlent une autre mémoire de guerre, qu’ont imprimée angoisses et détails obsédants. Le délire d’Ari, dont les itérations structurent le récit, réinterprète ainsi des détails factuels – la lueur des brasiers, les fusées éclairantes, les portraits de Bachir Gemayel, les visages endeuillés des pleureuses – sur un mode onirique. Le dessin, alliant la précision à l’impression, indique que le souvenir est une variation, plus ou moins altérée, de la réalité objective. L’animation s’est imposée d’elle-même à Folman, qui explique: « Pour moi c’était la seule façon de raconter cette histoire qui serait forcément surréaliste, puisque toutes les guerres sont surréalistes et absurdes. C’est une histoire de mémoire et de souvenirs enfouis, d’hallucinations, de rêves… Pour moi, il n’y avait pas mieux que le cinéma d’animation. »[1]
Le choix de faire un documentaire dessiné est aussi lié au projet psychanalytique du film: exhumer l’image enfouie. Le travail d’Ari Folman est en cela proche de la démarche du Cambodgien Rithy Panh, dont le documentaire L’image manquante répare l’absence de preuves historiques du génocide Khmer au moyen de maquettes de glaise. Les deux cinéastes tâchent d’accéder à une vérité historique à partir de leurs souvenirs, d’images fabriquées.
Valse avec Bachir est avant tout cet outil mnémonique – l’extension du dessin aux phases d’enquête rend compte de la cohérence, de l’unité de l’effort de rappel, jusqu’à ce que le souvenir revienne en mémoire. Aussi l’effet produit par les archives en prise de vue réelle est-il sauvegardé pour la fin du film, à l’instant décisif où le stigmate coïncide enfin avec la vérité des faits historiques. Le dessin assume l’éclairage tout personnel que Folman donne aux images, et se dérobe dès que la mémoire individuelle rejoint la mémoire collective, supposée objective de l’événement, telle que la télévision l’a captée. Oeuvre d’introspection, Valse avec Bachir est un exutoire, le dessin une thérapie, comme le suggère dès l’ouverture un dialogue entre le réalisateur et son ami Boaz: « Et tu crois que ce n’est pas une thérapie, de faire des films ? Je te connais, tu as un truc à régler, t’en fais un film. »
La réalisation du film parachève donc un effort de recouvrement de la mémoire long de six ans; Valse avec Bachir récapitule le chemin parcouru par le cinéaste, expie les horreurs de la guerre et le traumatisme. À l’anamnèse succède la mnémée[2], à la recherche active du souvenir sa remémoration soudaine; la mémoire se réconcilie avec l’Histoire, le dessin converge avec l’image d’archive, prise dans le vif du réel, incontestable. Comme le dit le psychanalyste à Folman, « C’est ta mémoire qui va te conduite à où tu dois aller« , et ce point d’arrivée est marqué par un changement de figuration. L’image d’archive contrecarre tout doute quant aux énoncés de la partie animée, elle renverse le point de vue – l’animation, centrée sur Ari, remontait la procession des pleureuses, de dos, jusqu’à un gros plan sur son visage tremblant, tandis qu’en prise de vue réelle on accède au contre-champ, aux traits douloureux des femmes palestiniennes.
La mémoire en strates
Le souvenir est sélectif et peu fiable; comme dans l’expérience décrite par le psychanalyste, la mémoire mobilise des représentations connues pour donner forme aux images passées – à l’arrière-plan, derrière Ari, on distingue la grande roue et la montgolfière issues de cette expérience de photo-montage. Ce voisinage du réel et de l’imaginaire se décline dans toute l’oeuvre.


La mémoire d’Ari Folman, « dynamique et vivante », comble l’oubli en recourant à d’autres iconologies – aussi le souvenir du massacre se calque-t-il sur les images de la déportation des Juifs du ghetto de Varsovie.
Le film mentionne deux fois la Seconde Guerre mondiale. Le psychanalyste propose d’abord d’expliquer l’amnésie du personnage par sa culpabilité, la collaboration au massacre l’approchant de la figure du nazi, de l’assassin: « Ton souci par rapport à ce massacre est largement antérieur au massacre lui-même. Je crois que tu es préoccupé plutôt par un tout autre massacre. Ton intérêt pour ce qui s’est passé dans les camps de réfugiés concerne en fait d’autres camps. Tes parents ont été dans les camps de concentration ? À Auschwitz ? Ça remonte à ta propre enfance. C’est ce massacre-là que tu vis, dans ces camps-là. […] Pourquoi tu l’as oublié, ce massacre ? Parce qu’en ton âme et conscience tu pensais que le cercle des assassins, le premier, et ton cercle à toi ne faisaient qu’un. Tu as pensé, à dix-neuf ans, que tu étais coupable. Tu as endossé malgré toi le rôle du nazi. Ce n’est pas que tu n’y étais pas, tu y étais. Tu as envoyé les fusées, mais tu n’as tué personne.«
L’évocation de ces chevauchements, de ces associations de la mémoire explique la composition de certaines images – et l’emploi du dessin trahit d’autant mieux cette re-présentation. Pour illustrer les témoignages d’anciens soldats, ou ses propres souvenirs, Folman puise aussi dans l’imaginaire des films de guerre: la présence des hélicoptères, l’image d’un soldat surfant entre les balles sont directement reprises d’Apocalypse now de Francis Ford Coppola, tandis que la scène de la valse évoque fortement le guet-apens de Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick.
Le souvenir de Ron Ben-Yishai emprunte également aux images de la Seconde Guerre mondiale: la procession d’enfants, de femmes et de vieillards quittant mains levées les camps de Beyrouth Ouest est composée comme l’image tristement célèbre du ghetto de Varsovie.


Si le lien entre le massacre de Chabra et Chatila, qualifié de génocide par l’ONU, et l’Holocauste sert une dénonciation politique, il donne surtout une mesure au traumatisme, restitue les trajets de la mémoire.
La Seconde Guerre mondiale est aussi évoquée par Ari lui-même, sur le mode du conflit générationnel: il compare sa propre enfance, vécue dans la peur des bombardements, à l’apparente insouciance des jeunes Libanais, puis confronte son souvenir de permission à celui de son père. Ces échos confirment que Valse avec Bachir met davantage en scène l’expérience traumatisante de la guerre en soi, plutôt que d’une guerre précise. Le film ébauche une réflexion sur l’Histoire, et ses répétitions: il s’agit moins pour Folman de prendre parti dans un conflit donné que de défendre des vues antimilitaristes.
En constatant cependant combien son expérience et celle de son père sont hors de proportion, Folman suggère aussi les difficultés à faire part du traumatisme. Il croise alors la question du dicible: chacun des vétérans paraît seul avec son souvenir, et la guerre n’est décrite que de façon fragmentaire.
Une vision parcellaire du conflit
Le projet du cinéaste n’est pas de proposer un survol exhaustif des événements; même s’il mobilise des experts, le film est d’abord construit comme une succession d’anecdotes, de points de vue, qui donnent du conflit une vision parcellaire et partiale. Folman suppose du spectateur une connaissance de la trame historique, et ne propose que des fragment. Les témoins évoquent peu les enjeux politiques de la guerre, à l’exception de Carmi qui mentionne le fanatisme des phalangistes pour Bachir Gemayel; ils narrent plutôt le quotidien. L’essentiel des témoignages traitent de culpabilité et d’impuissance. Ce sont des séquelles individuelles plutôt que les tenants géopolitiques qui intéressent le film.
Folman revendique une portée plus large que celle de l’analyse historique de l’opération « Paix en Galilée »; bien que Valse avec Bachir interroge la responsabilité des gradés israéliens, son objet demeure le traumatisme, sous ses formes diverses: Auschwitz dans la petite enfance d’Ari, le cauchemar obsessionnel de Boaz, ou le retour brutal et inattendu à la mémoire, dans le taxi qui ramène Ari à l’aéroport d’Amsterdam et dont la vitre reflète un char blindé.
Une large place est faire aux souvenirs, même altérés, même imprécis, aux rêves, et retrouver la vérité des faits importe peu aux autres vétérans. Carmi ignore s’il a tué, s’étonne même qu’Ari l’interroge (« Comment tu veux que je le sache ? »). Dans sa mémoire, une vedette de commando s’est transmuée en love boat, aberration dont il semble s’accommoder sans peine: « dans mon souvenir, oui, en réalité c’est peu probable. » Au lieu d’aider à combler les oublis d’Ari, les témoignages des anciens combattants attestent plutôt de ce que son cas n’est pas isolé.
Ils livrent, de façon plus ou moins allusive, des détails intimes. Carmi avoue sa lâcheté, son rapport au courage, à l’héroïsme, sa peur d’être incapable ou trop faible, et sa virginité. Il confie sa vision d’une femme, son corps immense, maternel, protecteur, l’emportant loin des violences de la guerre, loin du feu, vers la mer apaisée, opaline. Ronny Dayag raconte sa panique, sa tétanie pendant l’attaque de sa colonne, rongé de honte et de remords. Seul survivant du blindé bombardé, il dit sa culpabilité à l’égard des camarades tombés, son sentiment d’échec, sa peur d’avoir été lâche, son désir d’oubli. Ces angoisses, et une brève mention de ses difficultés sexuelles, mènent à un plan symbolique: le vétéran s’enfonce dans l’ombre, quittant pour toujours le cimetière militaire, le souvenir devenu insoutenable. Shmuel Freken, lui, évoquant le patchouli dont il se parfumait, fait primer sur l’événement des notes sensuelles.
Ces trois témoignages confirment que le film se focalise sur l’expérience plutôt que sur le fait, sur les mémoires de la guerre plutôt que sur son histoire. La confrontation des récits, la forme des conversations servent surtout à faire advenir la réminiscence, au sens d’Edward Casey: « faire revivre le passé en l’évoquant à plusieurs, l’un aidant l’autre à faire mémoire d’événements ou de souvenirs partagés. »[3]
L’Histoire et ses sources
Le film aborde aussi la construction de la mémoire collective[4] en interrogeant les images médiatiques et leur diffusion. Les archives insérées à la fin du film viennent valider le souvenir, mais elles suggèrent aussi le rôle décisif des médias dans la définition de la mémoire d’un événement. Le journaliste Ron Ben-Yishai, auteur des premières images du massacre, explique qu’il a choisi d’identifier son point de vue au regard des Palestiniens retournant dans le camp. Les détails horrifiques qu’il décrit, et qu’il a filmés, ont contribué à façonner une mémoire de l’événement. Plus qu’un gage de vérité historique, les derniers plans de Valse avec Bachir sont une référence à ces figures médiatiques entrées dans l’imagerie collective – comme la photographie du ghetto de Varsovie.
La responsabilité
Bien que cette question soit sans cesse ramenée à la quête personnelle d’Ari Folman, le film interroge la complicité de l’armée israélienne.
Le témoignage de Dror Harazi suggère que les Israéliens sur le terrain n’avaient qu’une connaissance partielle des événements. Ces œillères se répercutent dans l’image, avec deux plans subjectifs, pris l’un à travers le viseur d’un char, l’autre à travers des jumelles. Le gradé explique que les directives consistaient à couvrir les phalangistes, pendant qu’ils « nettoyaient » les camps de leurs terroristes. La responsabilité des Israéliens est encore impliquée par un mouvement de caméra: lorsque les miliciens entrent dans Sabra et Chatila, un panoramique ascendant s’élève au ciel où soudain éclatent des fusées éclairantes. Le plan s’élargit, le ciel s’illumine d’ocre lugubre, et au premier plan se découpe en surplomb la silhouette d’un char israélien, le canon pointé contre les civils qui quittent le camp sur la menace. La composition accuse lisiblement l’armée israélienne.
Ari qui ne se reconnaît pas dans son portrait, ou le photographe qui capte des images mensongères pour se préserver de l’horreur mettent en question le « moment de l’archive« [5] et invitent à reconsidérer ces sources qui contredisent le témoignage oral.
[1] Ari Folman,
[2] « La distinction entre mnémée et anamnésis repose sur deux traits: d’un côté, le simple… » – Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli
[3] Paul Ricœur, op. cité, p.46
[4] « La hantise est à la mémoire collective ce que l’hallucination est à la mémoire privée, une modalité pathologique de l’inscription du passé au coeur du présent. » – Paul Ricœur, op. cité, p.65
[5] Paul Ricœur, op. cité, p.212