Meshes of the afternoon
Maya Deren et Alexander Hammid, 1943

Meshes of the afternoon est un rêve d’évasion qui se referme sur la réalité.

C’est le récit d’une fugue qui observe une structure musicale, faite de motifs et de minces variations. Des objets anodins se chargent d’inquiétude, de symbole, à mesure que l’emprise du cauchemar se resserre. À force d’infimes bifurcations, les boucles narratives s’enchevêtrent et brouillent l’itinéraire familier pour y découvrir une issue. Maya Deren voulait ainsi illustrer « les réalités intérieures d’un individu, et la façon dont le subconscient va développer, interpréter et élaborer un incident d’apparence simple et anodine en une expérience émotionnelle décisive »[1]. Cette crise psychologique se répercute sur l’espace et le temps, distordus par l’effet du montage et les turbulences du cadre. D’inspiration surréaliste, héritier des ambitions de Germaine Dulac qui voulait rendre en cinéma les secrets de l’âme, Meshes of the afternoon est un répertoire d’images denses et pénétrantes, où se lisent à la fois intentions politiques (la dérision à l’égard d’Hollywood, la critique féministe de la réclusion) et vues métaphysiques[2]. Ce texte tente d’élucider l’habile écho des plans entrelacés.

Le bras d’un mannequin s’étire depuis l’éther et dépose sur le sol une fleur blanche. Puis s’évanouit, en un raccord. C’est le pressentiment d’un geste inexplicable et d’une disparition. C’est la fatalité qui met les spectres en marche. 

L’ombre d’une femme s’avance sur l’allée, et étend la main pour prendre le pavot. Les doigts blancs et leur ombre ensemble enserrent la tige; l’image présage une fracture, un dédoublement. Le contraste dévoile, tout le film durant, la part sombre du subconscient. Le noir, partout sollicité, signe un désir d’anéantissement.

L’ombre reprend son pas le long du mur blanc, fleurant le pavot, aspirant au sommeil. Elle s’attarde un instant pour voir disparaître, au bout de l’allée, le dos d’un homme noir vêtu. Les corps ici-bas sont frustrés, retranchés. Les pieds de femme se détournent et grimpent un escalier de pierre claire, jusqu’à un porche. L’ombre saisit la poignée, mais la porte est close. D’une trousse noire elle tire une clé. La clé, l’échappée, lui échappe, et dévale les marches mangées d’ombre; les pieds la poursuivent, la main la saisit et revient vers la porte. La paume et l’ombre poussent ensemble le lourd panneau de bois.

Les pieds s’arrêtent sur le seuil, mais leur silhouette déjà s’insinue dans le salon. Un panoramique embrasse la pièce du regard – les détails anodins de son ameublement, les journaux étalés, les tentures à motif – et puis se précipite sur la table dressée. L’œil tombe sur une lame, fichée dans le pain. Comme allumé de vie propre, comme la clé déguerpie plus tôt, le couteau se dérobe et chute sur la nappe blanche. Les objets, plus entiers, mieux présents que les corps, sont grevés de menace et d’une promesse obscure. Comme ce combiné, décroché, au pied de l’escalier, qu’enjambent indifférents les pieds tronqués de femme. 

En haut des marches gravies les yeux baissés, une chambre blanche, et un voile noir qui claque au vent. Un fantôme, comme dans La Chute de la maison Usher (Jean Epstein, 1928). La main arrête un disque qui bouclait, en silence, dans la maison déserte.

Elle redescend, s’enfonce dans un fauteuil, devant la fenêtre, dépose la fleur blanche sur son ventre. Elle est vêtue de noir. Elle est encore une ombre, déjà un spectre. Un gros plan sur son œil assoupi[3]

Un voile sombre passe sur les yeux de la dormeuse, et l’allée qu’elle aperçoit dehors. La caméra recule, et le jardin s’encadre dans un fourreau qui évoque un instrument d’optique, un regard oblique. 

Le rêve commence.

Sur l’allée passe une silhouette voilée de noir, la fleur blanche à la main. Elle se retourne; au lieu d’un visage, c’est un miroir qui ne reflète rien. Au mur, derrière l’apparition macabre, l’ombre de femme qui la hèle, et les pieds qui se mettent à courir. La silhouette s’éloigne lentement, les pieds tout près se ruent et ne la rattrapent pas. Le voile se dérobe au bout de l’allée, et les pieds s’arrêtent las, près des marches claires. La poursuite échoue au bas de l’escalier; le montage enraye la course et délimite un espace borné, où la femme est enclose. Elle monte jusqu’au porche.

L’ombre, les pieds, admettent alors un visage, celui de Maya Deren. (C’est en rêve, seulement, qu’elle accède à la présence, qu’elle entrevoit son moi, qu’elle traque son reflet.) Elle pousse la porte, embrasse la pièce du regard: les journaux, les tentures. Le vent s’engouffre avec elle dans le salon et ses pieds enjambent affolés le couteau, au bas de l’escalier. Le rêve emprunte un chemin familier, mais le trajet s’encombre à mesure de détails périlleux, et le montage se précipite; la spirale du cauchemar se resserre, comme l’escalier à vis qu’elle gravit en hâte. Un ralenti cependant freine sa course ; Meshes of the afternoon abonde de telles contrariétés (l’allée infranchissable, l’architecture étroite et récalcitrante, les vitres où s’écrase le visage de Maya Deren), qui en autorisent une lecture féministe – la fleur, la lame se chargent alors d’équivoque érotique, la clé et le pain d’empâtement domestique.

Elle s’engouffre sous le voile noir, qui l’étreint comme un linceul. Sur le lit, le combiné décroché. La lame qu’elle découvre entre les plis du drap lui renvoie enfin une image. Elle s’en détourne – renonce à l’appel du visage affilé – pose le téléphone sur son socle, va pour sortir; alors la rafale enfle, emporte la caméra, et l’espace se renverse. Elle titube et revient à grand peine au salon, où déjà dort un double d’elle-même. Près du fauteuil le disque tourne encore, et ressasse. Elle avance la main pour l’éteindre, encore, regarde un instant son sosie assoupi, s’approche de la fenêtre. Elle entrouvre la bouche et en tire une clé, celle d’une autre boucle du rêve. Sur l’allée passe une silhouette voilée de noir, la fleur blanche à la main. 

Une troisième Maya la poursuit, échoue à la rejoindre, et passe essoufflée le seuil sous la bourrasque. Les journaux, les tentures, et la silhouette qui va vers l’escalier. Elle essaie de la suivre, mais l’espace à présent tangue, chavire, la jette contre les murs. Impuissante à l’atteindre, elle voit l’apparition déposer le pavot entre les plis du drap, tourner vers elle son tain blême, disparaître. Maya aborde enfin le lit; elle n’y trouve pas la fleur, mais le couteau.

Un raccord la transporte, et la lame, au chevet de l’endormie. Elle s’enfonce dans le rêve, la menace s’aiguise. 

Maya va à la fenêtre, voit le voile, la poursuite, l’échec et l’escalier. Elle ouvre la bouche, en tire une autre clé, qui devient dans sa paume un couteau. Le dénouement presse.

Une dernière Maya entre, ce poignard à la main, et s’assied à la table près des deux autres doubles. Posée sur la nappe blanche, la lame redevient clé, et les trois femmes autour figurent les arcanes d’un tarot. Passé présent futur, elles se jaugent, incertaines. Tour à tour leur main rafle la clé; quand la troisième paume s’ouvre, elle est noire. C’est le désir profond, obscur, la fugue définitive; c’est l’anéantissement qui affleure. La clé, c’est la dague et Maya, celle de la dernière boucle, celle des confins du rêve, s’avance sinistre vers la dormeuse. Elle traverse, d’un pas franc, de vastes paysages, la plage interminable[4] – le montage ne la refoule plus – atteint le fauteuil et abat le poignard.  

La lame jette un rai de lumière sur les paupières closes, et les yeux de l’endormie s’ouvrent égarés sur un visage d’homme[5]. Troublée d’abord elle s’éveille et sourit, puis tend les bras docile au visage familier. Les doubles ont disparu, il y a du pain sur la table. Les objets sont à leur place et la boucle paraît déjouée.

Mais l’homme tient à la main une fleur blanche, raccroche le combiné posé au bas des marches, et gravit l’escalier la sommant de le suivre. Il dépose le pavot entre les plis du drap, courbé sur le lit tout comme l’ombre, plus tôt. Sur la table de nuit, il y a un miroir, et le reflet de l’homme s’en empare – elle n’aura vu le sien qu’au tranchant du poignard. Elle s’allonge et il se penche sur elle, ses traits tendres autant que menaçants. La fleur change en couteau. Son œil soudain s’affole, elle paraît comprendre et lance la lame contre lui. C’était encore le rêve; le visage d’homme, toile peinte, se déchire et derrière l’échancrure c’est la mer, l’océan, l’horizon dégagé. Le ressac emporte loin les bris du miroir. Il n’y a plus que les eaux, le rien, et l’immense.

La rêverie déferlant s’abat sur le réel.

Reprise et variation du premier thème. L’homme marche dans l’allée, grimpe l’escalier de pierre claire, jusqu’au porche, ramasse une fleur blanche et s’avance vers la porte. Son ombre saisit la poignée, l’ouvre, Du seuil, il regarde la pièce : les journaux étalés, les tentures à motif, des bris de verre, des algues, et les yeux ouverts éteints de la dormeuse.

Fin du film.

[1] Le film représente “the inner realities of an individual and the way in which the subconscious will develop, interpret and elaborate an apparently simple and casual incident into a critical emotional experience”, Maya Derenquoted in Sally Berger, “Maya Deren’s Legacy,” in Modern Women: Women Artists at The Museum of Modern Art, ed. Cornelia Butler and Alexandra Schwartz (New York: The Museum of Modern Art, 2010), p.303

[2]« Mes films peuvent être dits métaphysiques, en se référant à leur contenu thématique […]. Mes films sont concernés par les significations – idées et concepts – non par la matière. Mes films peuvent être dits poétiques, en se référant à l’attitude par rapport à ses significations. Si la philosophie s’occupe de comprendre le sens de la réalité, la poésie – l’art en général – est une célébration, un chant de valeurs et de significations. Je me réfère aussi à la structure des films, une logique d’idées et de qualités plutôt que de causes et d’événements. Mes films peuvent être dits chorégraphiques en se référant à la composition et à la stylisation du mouvement qui confère une dimension rituelle aux gestes fonctionnels Mes films peuvent être dits expérimentaux en se référant à l’utilisation du médium lui-même. » Maya Deren, “A statement of principles” (inclus dans “Woman and the Formal Film”, A. Nicholson, F. Sparrow, J. Clarke, J. Iljon, L. Rhodes, M.P. Leece, P. Murphy, S. Stain (eds), in Film as Film, London, Arts Council of Great Britain, 1979, p. 123

[3] Parmi les influences de Maya Deren, on compte Luis Buñuel, dont Le Chien Andalou inspira sûrement à l’Américaine ce plan rapproché sur l’œil de la dormeuse, près d’être meurtri.

[4] « What I meant when I planned that fourstride sequence was that you have to come a long way – from the very beginning of time – to kill yourself, like the first life emerging from the primeval waters. Those four strides, in my intention, span all time. » Maya Deren, “Letter of April 19, 1955”, Film Culture39, Winter 1965, p.30

[5] Coïncidence troublante du récit et de son tournage: l’homme est incarné par Alexander Hammid, l’époux et et chef-opérateur de Maya Deren. Il est, sur tous les plans, celui qui suscite les images.