Dogman
Matteo Garrone, 2018

Dogman s’ouvre sur des aboiements mauvais, un gros plan, des crocs à couteaux tirés sur fond de faïence sombre. Un molosse agresse l’œil. Et puis une voix, douce, qui implore et dit « amore« . C’est Marcello, toiletteur de talent, suppliant malingre, qui négocie. Il approche, prudent, à bout de perche, une serpillière pleine de shampoing que le chien déchire aussitôt. C’est presque comique, tant Marcello peine et parlemente. L’air chaud calme enfin l’animal, qui livre ses narines au séchoir, la gueule déformée d’un quasi-sourire.

D’un dogue l’autre. Entre Simone, brute épaisse, masse attardée. Il demande une dose de cocaïne. Car il faut bien que Marcello vive – le décor, c’est une ville en lambeaux dans la banlieue de Naples, c’est des gris et des rouges qui s’effritent, des rouilles crépusculaires sur les balançoires, et l’argent manque. Alors il cède, contraint, mais il supplie, il a ce jour la garde de sa fille, que Simone aille se droguer ailleurs. Lui s’en fout, s’impose, entre dans les toilettes. Plan frontal. À gauche, la vitre qui donne sur le salon de toilettage, la fille affairée tendre près d’un chien; à droite, la porte des toilettes et l’ombre projetée, énorme, menaçante, de Simone. Marcello va, vient, mendiant la discrétion de l’un, veillant l’innocence de l’autre.

Plan-programme: Marcello pris entre prévenance et servilité. Sa docilité à Simone, qui tient à la fois de la courtoisie et de la terreur, est du même registre. C’est une loyauté animale, humiliée mais assidue. C’est Marcello-caniche. On le voit plus tard, au salon, ployé près d’un chien plus large que lui. L’envie de rire est passée.

Si Simone n’est pas toujours présent à l’image, le grondement agressif de sa moto, le délabrement des quartiers déserts font planer partout, toujours une menace diffuse. Les seules vraies accalmies, pour Marcello, ce sont les changements de décor, échappées partagées souvent avec sa fille – lors d’un concours de toilettage, de parties de football avec des amis, comme lui commerçants rançonnés, et surtout, des scènes de plongée où les aboiements des chiens et les grognements de Simone sont engloutis par le silence.

Au point qu’après que Simone se soit servi de Marcello pour cambrioler la boutique voisine, et que le toiletteur ait refusé de le dénoncer – par peur des représailles, par loyauté, parce qu’il espère la moitié du butin – son arrivée en prison se fait sur un mode assez apaisé. Il y a des cris certes mais les murs blancs, baignés de lumière du jour, contrastent avec les aurores ternes et les sombres soirées, en ville. Simone n’est nulle part en embuscade. Garrone ne filme pas davantage le séjour en cellule – la violence qui l’intéresse, c’est celle qui naît d’une misère quotidienne, qui s’exerce impunément et ne cède qu’à plus de violence.

Après la sortie de Marcello, mis au ban désormais, Simone est d’abord introuvable. Marcè finit par le trouver chez lui, réclamer sa part, et se voir opposer un rire narquois. Lésé, humilié pour la dernière fois, le toiletteur cabosse la moto du molosse, et s’enfuit, inquiet des conséquences. Il se barricade derrière le volet de fer, le moindre souffle de vent éveille ses craintes et celles du spectateur. A l’aube, la caméra le suit en promenade, elle tâtonne, timorée, et l’on s’attend à chaque panoramique à trouver Simone derrière les pans de murs, ou faisant irruption dans l’image que l’on pressent trop calme, trop silencieuse.

Finalement, c’est quelques heures plus tard, alors que Marcello dialogue avec deux clientes, qui lui confient leur petit chien et sa petite couverture, que surgit Simone, en emportant d’un geste le protagoniste et la caméra. La violence qu’il déchaîne se traduit par un branle-bas de l’image et les tremblements fébriles d’une caméra portée, brinquebalée comme Marcello d’un bout à l’autre de la pièce.  

La plongée ne suffit plus désormais à se dérober au rée ; le visage blessé de Marcello porte les traces définitives de la violence, et il doit remonter à la surface pour respirer bruyamment. Ces répits ne l’apaisent plus. Il faut en finir.

La vengeance de Marcè poussera la métaphore animale au plus loin. Il amadoue Simone à coups de cocaïne, et sous prétexte de surprendre et de voler ses fournisseurs, fait entrer le colosse dans une cage où il devra se cacher jusqu’au moment opportun. Succession de plans sur les chiens enfermés et le visage de Simone, qui s’enrage quand Marcè pose un cadenas sur la grille et demande des excuses. Grognements du Goliath qui défonce le clapier, Marcè qui panique et fouille effaré les tiroirs, trouve une masse et l’abat sur la tête du géant évadé. Au plan suivant, le crâne ensanglanté de Simone. Marcello le soigne, se répand en excuses, mais il a pris des mesures – le cou large est retenu par une chaîne fixée au mur. Et quand Simo, s’éveillant soudain, l’attrape et l’étouffe, Marcello parvient à actionner du pied le pont élévateur – dont il se servait, aux premiers plans du film, pour toiletter le cabot coriace – qui s’abaisse et étrangle le balèze, pour de bon.

Marcello charge le corps avec peine et l’arrose d’essence sur la plage déserte. En entendant des cris venus du stade, fou d’adrénaline et de soulagement, il imagine se racheter près de ses anciens alliés (il hurle dans leur direction, mais le champ-contrechamp l’exclut désormais du groupe), qui complotaient plus tôt pour faire disparaître la brute. Alors il éteint les flammes, prend le cadavre sur son épaule et le transporte jusqu’au bord du terrain, d’où les joueurs ont disparu – ont-ils jamais été là, ou Marcello a-t-il seulement fantasmé de retrouver sa vie d’avant, l’insouciance et la camaraderie ?

Il reprend le corps et poursuit jusqu’à la place, s’assied sur un muret, largue la charogne qui s’effondre avec un bruit sourd. C’est un gros plan sur Marcello haletant, les yeux hagards, un plan qui dure, interminable, un plan sur son visage fermé qui dit l’impasse de la violence. Et pour terminer, un cadre élargi, comme une respiration, peut-être, mais infime, cernée toujours d’immeubles ravagés – Marcè, Simone gisant à ses pieds, près des balançoires rouillées inertes.

Dogman est le récit d’une perte de l’innocence.