Mon Oncle
Jacques Tati, 1958

de 00:00:00 à 00:13:50

Mon Oncle met en scène les conflits entre l’urbanisme moderne et les villes traditionnelles. Selon Tati, les architectes des Trente glorieuses, préoccupés seulement du fonctionnel, négligent l’humain: madame Arpel s’extasie que « tout communique » dans sa villa dont le plan précisément délaisse les pièces à vivre. Il y a, dans Mon Oncle, deux conceptions de la ville qui se font concurrence: monsieur Hulot habite un immeuble improbable, dans un quartier chaleureux; M. Arpel, son beau-frère, loge dans une banlieue résidentielle bourgeoise, froide et aseptisée. Le bourg d’Hulot est peuplé d’une humanité vivante, occupée sans relâche à de menues tâches et distractions: le vieil homme, le balayeur et le maraîcher l’arpentent en trajectoires courbes, tandis que des lignes et angles droits disciplinent le quartier des Arpel. Leur villa est organisée selon la même symétrie, et meublée suivant un idéal d’épure qui ignore l’ergonomie. L’organique s’oppose au mécanique et les teintes chaudes aux nuances de gris, de vert et de bleu pâles.

Le générique du film est un abrégé de ces conflits: d’abord, les noms des techniciens sont inscrits en caractères d’imprimerie sur des panneaux de chantier décolorés, que détaille un panoramique vertical, sur fond du fracas des marteaux-piqueurs; puis le titre, écrit à la craie en lettres cursives, apparaît sur un mur de briques ocres, tandis que s’élève un air populaire, à la fois mélancolique et enjoué. L’accordéon domine, évocateur des faubourgs, quand l’accompagnement musical de la ville moderne emprunte, lui, aux syncopes du jazz.

Certains échos visuels, d’une ville à l’autre, prolongent ces oppositions. C’est le poisson du cabas d’Hulot, promesse de bonne chère, devenu chez les Arpel un accessoire protocolaire. Le plaisir s’est figé dans la convention: dans la ville moderne, tout est norme. Un rectangle peint au sol délimite l’emplacement de la voiture de monsieur Arpel; des flèches, des lignes continues et des signaux lumineux règlent la circulation automobile. Cet ordre s’impose aux gestes des personnages, et surtout de madame Arpel devenue automate. Les premières images de la villa en témoignent: avant que la maîtresse de maison n’apparaisse, le ronflement de l’aspirateur et le chiffon animé, contre la vitre, d’un mouvement autonome, font primer le mécanique sur l’humain. La routine des Arpel et la maniaquerie de madame sont l’exemple d’une exigence d’efficacité plaquée sur les corps, dont les pas martèlent le sol comme des métronomes. Cette discipline, cette économie de mouvement sont aussi à l’œuvre dans le manège – réglé comme du papier à musique – du trafic automobile.

Puisqu’il est question d’architecture et de la façon dont les corps habitent l’espace, Tati privilégie les plans d’ensemble – les péripéties et les gags sont déplacés dans la bande sonore. Chez les Arpel, ce ne sont que bourdonnements et froissements de matériaux synthétiques. Chez Tati, écrit Michel Chion, le son c’est le « grelot de la chose« . Madame Arpel ne va pas sans le bruit clair et sec de ses chaussures sur le dallage en béton, ni sans l’éructation de la fontaine-poisson. 

À l’image de cette pièce maîtresse tout à la fois pompeuse et grotesque, le jardin est un pur objet esthétique, aberrant du point de vue des circulations. Dans l’immeuble d’Hulot, les lignes diagonales obligent certes à des trajets saugrenus, mais ces complications sont vernaculaires plutôt que prétentieuses: la bâtisse de Saint-Maur est biscornue parce qu’ancienne, tandis que le jardin des Arpel est seulement tarabiscoté. Sa conception décorative est indifférente à l’usage. « L’espace n’existe plus, tout est réduit à des images ou à des signes. Ce n’est plus une architecture moderne, ce sont des signes de la modernité, donc quelque chose d’éminemment mort, figé.[1] », écrit l’architecte Henri Gaudin. Chez les Arpel la nature domptée, un poisson hors de l’eau dont les hoquets sonnent comme une agonie; chez Hulot l’oiseau qui pépie, en pleine lumière.  

Le récit de Mon Oncle est un jeu sophistiqué de circulations qu’initient les chiens au premier plan du film. Les personnages secondaires – le chiffonnier, le maraîcher, les amoureux – servent ainsi de relais entre la place du marché, la villa Arpel, la terrasse du café et l’usine Plastac. Ces mobilités suscitent des gags en forme de boucles; la reprise des bruitages appuie ce comique de répétition.

Un plan est l’emblème de ces circulations et de la frontière entre les deux espaces qui structurent le film: à l’arrière-plan, des immeubles gris se dressent en séries et obstruent l’horizon; à l’avant-plan, un mur de briques croule et raconte le délabrement des vieux quartiers. Les lignes verticales des constructions modernes tranchent sur les diagonales, les courbes du muret. Quand monsieur Hulot enjambe la ruine pour se rendre à l’école, il replace une brique qu’il a malencontreusement frôlée: même s’il consent au progrès technique, il veille à préserver l’intégrité du monde ancien.

Les chiens fouillent les ordures, errent librement, et figurent un rapport jubilatoire au monde auquel aspire Gérard, contraint chez ses parents de ne rien toucher. Le manteau propret du petit chien des Arpel, qui se défait comme il franchit la grille de la villa, illustre l’envie de se dégager des consignes qui anime l’oncle et l’enfant. Les autres chiens sont arrêtés par le portail: l’architecture moderne tient l’animal à distance, ou le domestique. C’est tout le contraire de l’approche ludique de Hulot, qui s’amuse à faire chanter un canari. L’oncle incarne ainsi l’entêtement d’un humour enfantin, potache – il est tout prêt à admettre la modernité, à condition de pouvoir faire quelquefois l’école buissonnière.

[1] Cité dans Jacques Tati, Deux temps trois mouvements, conçu par Macha Makeïeff, textes et entretiens de Stéphane Goudet, Paris, Naïve, 2009