Le Fleuve
Jean Renoir, 1951

à partir de 00:43:10

Le Fleuve, qui décrit les émois de jeunes européennes installées au Bengale, dérive sans cesse entre fiction et documentaire. L’Inde n’y est jamais réduite à un arrière-plan, mais dialogue avec l’action, et en prolonge les thèmes. Décor-témoin des premiers amours et de la fin de l’enfance, le fleuve qui traverse le film est à la fois un paysage anonyme qui fait signe vers l’universel (« comme le fleuve, sa vie s’écoula« , dit la narratrice) et une miniature de la culture indienne (ailleurs, « le peuple du fleuve aurait eu un parfum différent« ). Pour aborder la séquence dite des escaliers, il est essentiel de s’attarder sur ces deux rives.

Le fleuve est métaphore de l’écoulement impassible du temps dont les personnages font l’épreuve. Le mouvement même du film épouse un flot continu, grâce au recours extensif aux fondus enchaînés. En résulte une oeuvre très liée – les événements s’enchaînent sans heurt, mus comme par une implacable nécessité. Le montage par fondus ne ménage aucune coupure, aucune respiration; le spectateur est emporté comme par un courant. « Il y a dans le mouvement du film un côté inéluctable qui l’apparente au courant des ruisseaux, au déroulement des fleuves.[1], » explique Renoir. Cette réflexion traverse plus largement son cinéma, dont l’historien Daniel Serceau estime qu’il « repose sur la totale approbation du devenir, quel qu’en soit le caractère douloureux. […] Les personnages de Renoir se regroupent et s’opposent autour d’une question unique: le mouvement. S’unir au mouvement du monde, telle est l’exigence.[2] » Figuré par l’onde imperturbable, ce thème est ici étroitement lié au consentement résigné qu’exige la spiritualité hindoue. Car outre sa portée symbolique (qui explique qu’il ne soit jamais nommé ni assigné géographiquement), le fleuve est aussi un point d’entrée privilégié[3] dans la société et la culture indiennes; c’est à ses abords que Renoir découvre l’hindouisme, la diversité des métiers, les couleurs et l’architecture du Bengale. La remarque d’Harriet, la narratrice, à propos du capitaine John s’applique aussi au cinéaste: « Sur les rive du fleuve, il découvrit une autre vie, une vie nouvelle pour lui, bien que millénaire. Tout était paisible, les hommes méditant sous les arbres ou faisant des offrandes au soleil et, comme partout ailleurs, les enfants en train de jouer. »

Fasciné par l’Inde, Renoir voulut lui accorder dans son adaptation une place plus importante que dans l’oeuvre originale: « Dans le roman de Rumer Godden, l’Inde pénètre par-dessus les murs de la maison, on n’y va jamais. Nous avons décidé de franchir les murs« . Avant d’intégrer au film ces digressions ethnographiques, il organisa des projections publiques des premières scènes tournées, où les passages consacrés à la vie du fleuve rencontrèrent le succès. « Lorsque j’ai vu que les petites previews apportaient des réactions assez favorables, en ce qui concerne le côté documentaire (disons le côté poétique), j’ai décidé d’adopter la forme semi-commentée qui me permettait de présenter certaines parties purement poétiques sans avoir besoin de les appuyer sur une action dramatique et sur un dialogue« , écrit Renoir. La voix off harmonise documentaire et fiction. Ces incessants méandres trouvent même une justification narrative, qui permet à Renoir de filmer le décor sans perdre son sujet: c’est par sa connaissance intime de l’Inde que la jeune Harriet espère séduire le capitaine John. C’est ainsi qu’est introduite la séquences des escaliers, flânerie le long du fleuve qui néglige, un temps, l’action: « Le Fleuve, qui semble être un de mes films les plus apprêtés, est en réalité le plus proche de la nature. S’il n’y avait une histoire basée sur des forces immuables, l’enfance, l’amour, la mort, ce serait un documentaire » affirmait le cinéaste, qui fut rarement si contemplatif.[4]

« Je voulais écrire encore plus, tout dire du fleuve… Je voulais raconter comment le peuple en dépendait spirituellement et physiquement. Les gens du fleuve et ceux du village. Les travailleurs se rafraîchissant après leur dure journée, ou lavant leur linge. Les vieux se chauffant au soleil. Les enfants plongeant dans le fleuve. D’autres observant, méditant, apprenant la sagesse de l’Inde sur les berges. Je voulais raconter les humbles tâches quotidiennes, l’habileté des hommes sur leurs fragiles maisons flottantes, les bateaux marchands chargés de fruits et de légumes, et les pêcheurs descendant vers le Sud, dans les Sundarbans. Les barques igloos, où les gens dormaient et vivaient à l’abri des toits en paille de riz. Le vol pressé des oiseaux, la lenteur des bateaux et de la vie à leur bord. Je pensais à la magie des innombrables ghats, ces escaliers menant du tumulte du monde au calme purifiant du fleuve. J’aimais ces escaliers. Les neufs et rutilants que personne n’osait fouler, comme les marches antiques auxquelles on reste fidèle. Les riches escaliers offerts par les riches et les escaliers décatis offerts par des donateurs oubliés. Les escaliers légers et délicats, et les escaliers menant aux temples. De même que ces escaliers jalonnaient la rive, les fêtes hindoues jalonnaient l’année. Le moment était ainsi venu de peindre la statue de Sarasvati, déesse de la sagesse et des arts. »

Harriet décrit au capitaine John la vie du fleuve et de ses berges; elle s’affirme en double fictionnel du réalisateur et traduit le projet documentaire cher à Renoir. L’image se superpose à sa voix, et l’aspirante romancière s’exprime en cinéaste. Bien que la narratrice introduise cette digression, et fasse liaison avec la fiction, la séquence est strictement délimitée: elle est introduite par un fondu au noir, effet de ponctuation plus marqué que les fondus enchaînés d’ordinaire employés par le montage, et s’affirme donc comme une séquences autonome insérée au centre du Fleuve. C’est d’autant plus vrai qu’elle se démarque visuellement du reste du film: sa cohérence est assurée par l’unité chromatique des ocres (eau boueuse du fleuve, bois des embarcations, patine des temples et des ghats, peaux et vêtements des Indiens) et les tremblements du cadre, qui indiquent un tournage plus précaire que pour les scènes de fiction et renforcent donc le sentiment d’authenticité documentaire. L’instabilité de la caméra, installée sur une barge, répercute dans l’image les ondulations de l’eau: le tangage des plans imprime sur les visages indiens leur dépendance spirituelle et physique au fleuve, et fait écho à l’idée de l’Un cosmique.

Ces micro-mouvements apparentent la scène à une déambulation tranquille au fil de l’eau. L’usage systématique du fondu enchaîné, à l’intérieur de la séquence, lui confère la fluidité et la labilité d’un cours d’eau; cette impression de mouvement continu est encore renforcée par les légers travellings et panoramiques au sein de chaque plan. L’image intègre le flux perpétuel du fleuve et s’accorde ainsi à la métaphysique hindoue, centrée sur une pensée du mouvement. Le poème d’Harriet qui précède la séquence (Le fleuve coule / La terre tourne / L’aube lui / Minuit, midi / Le soleil suit le jour / Les étoiles, la lune et la nuit / Le jour finit / La fin commence.) fait en ce sens figure de manifeste. Par cette mobilité, la séquence produit, littéralement, un flottement: au point de vue temporal d’abord, elle suspend le déroulé de l’intrigue romantique et ouvre une parenthèse; au point de vue spatial ensuite, puisque la géographique du fleuve nous échappe, et les ghats, loin d’offrir un repère, semblent se succéder infiniment.

Les fondus enchaînés qui remplacent un escalier par un autre créent une impression de stase, de sur-place, qui trouve un écho dans la conception cyclique du temps chez les hindous. La succession des ghats est ainsi comparée à celle des fêtes religieuses; l’espace est, comme le temps, pris dans un infini mouvement circulaire. L’encadrement de la séquence par deux fondus au noir suggère aussi une chronologie de boucles continues. La conclusion d’Harriet laisse d’ailleurs entendre cette répétition à l’envi par une comparaison avec l’intarissable Shéhérazade. 

À l’élocution poétique d’Harriet se superposent des chants et des instruments indiens, et quelques cris d’oiseaux, mais les images en elles-même sont muettes; elles ont certainement été filmées au début du tournage, lorsque les caméras Technicolor n’étaient pas encore insonorisées et que leur ronflement couvrait tout bruit ambiant. Renoir tira profit de ce contretemps forcé pour filmer l’Inde, le fleuve et ses rives: « Ce retard m’a été extrêmement favorableparce qu’il est évident que ce que je pouvais tourner ainsi était purement documentaire; cela m’a donc forcé, avant de commencer les scènes réelles du film, à entrer, par le moyen du documentaire, en contact plus étroit avec le pays. »

L’étonnement joueur des enfants, les regards à la fois défiants et interrogateurs à la caméra révèlent en effet des images prises sur le vif, sans mise en scène ni préméditation, et transcrivant la vie vraie d’un fleuve indien. Placée au centre du film, cette séquence fait pendant au mariage entre Radha et Krishna. Au réalisme documentaire succède donc l’onirisme porté à son paroxysme, au camaïeu de couleurs ternes une explosion de teintes vives, à une flûte discrète la gamme étendue d’un ensemble instrumental. Malgré ces oppositions, les deux séquences demeurent liées par la voix d’Harriet, et surtout par la présence des divinités hindoues et du fleuve. À Sarasvati, déesse des arts évoquée au pied des ghats, répond la performance dansée de Radha; de l’importance spirituelle du fleuve découlent les offrandes déposées dans l’eau par les paysannes. Les deux scènes s’articulent étroitement, et d’autant plus que c’est une promenade le long du Gange qui a inspiré à Renoir la scène du mariage. La conjugaison de ces deux moments , ethnographies du quotidien et de la croyance religieuse, fait une trouée poétique au centre du film et restitue la fascination de Renoir pour l’Inde: la vie humble et paisible de ses berges, la vie fantasque et bigarrée de ses dieux.

[1] Toutes les citations de Jean Renoir sont extraites de Ma vie et mes films, Flammarion, 1974

[2] Daniel Serceau, Jean Renoir, l’insurgé, Broché, 1981

[3] « De l’immersion à la naissance à la bénédiction du mariage, au lieu sacré où l’on disperse les cendres après la mort, sans compter le culte quotidien des dieux, la lessive, de même que débarrasser les corps de la saleté et les âmes de leur pêché, cette eau sacrée est la vie. » Jean Renoir, Ma vie et mes films, Flammarion, 1974

[4] Dans cette séquence qui condense en quelques plans les relations multiples que les Indiens entretiennent avec le fleuve, Renoir fait sienne la philosophie du digestivisme proposée par Mr John: « Je regarde, et je digère ce que je vois. »

 

 

 

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