Cléo de 5 à 7
Agnès Varda, 1962

chapitre VII, de 00:37:21 à 00:44:17

Cette scène est le pivot du film, son chapitre central. Le noir des tentures, qui occupe un instant toute l’image, y est comme une césure. Cléo a troqué son déshabillé blanc pour une robe noire et arraché sa perruque ; c’est le signe de la « transformation profonde de tout [son] être » que lui avait annoncée, en ouverture, la cartomancienne.

Avec les premiers arpèges et les premiers mots de la chanson se déclenche un traveling oblique, combiné à unpanoramique et à un zoom avant, pour « donner l’impression que [Cléo] s’éloigne du rivage« , selon les mots d’Agnès Varda. Ce mouvement d’encerclement mime les regards qui cernaient la jeune femme, plus tôt dans les rues, et faisaient de sa beauté un objet de spectacle ; des égards qui ne la laissent pas moins seule avec l’angoisse de la maladie, de la vieillesse et de la mort, puisque le mouvement de la caméra s’achève en isolant son visage blême contre un fond noir. Dans cet espace dénudé, et cadrée de front, Cléo est suprêmement vulnérable, comme épinglée. Les paroles de la chanson (« Belle en pure perte ») la touchent au cœur : son regard implorant à la caméra et le resserrement du cadre disent la profondeur de son émotion. Le fond noir abolit le réel, et un ensemble orchestral se joint au piano de Michel Legrand : ce n’est plus une répétition dans la chambre de Cléo mais une image mentale, la traduction visuelle et sonore de son désarroi et de sa solitude.

Le zoom arrière la ramène brusquement au monde. « Il faut que dans le même plan, elle soit avec les autres, elle les quitte et elle les retrouve, mais elle est loin d’eux« , écrivait Varda en préparation du tournage. La violence du recadrage traduit le vertige de Cléo, qui s’effondre sur le piano.

Le décor de la chambre et le travail du chef opérateur font prédominer le blanc, une couleur dont Agnès Varda fait un symbole de deuil. La lumière qui écrase Cléo est « une mort pâle, une mort blanche, comme dans un hôpital.[1] » La disposition des objets dans cet intérieur immaculé évoque le théâtre, la mise en scène du moi. Cléo y est acculée par les regards (que matérialisent des panoramiques, partis des autres personnages, qui se terminent sur la jeune femme), séquestrée par les lignes du décor : la poutre blanche, les quenouilles du baldaquin et les cordes surtout de la balançoire qui sont aussi un motif de superstition. Des horloges, des miroirs peuplent les murs de vanités. 

La chanson a forcé Cléo à regarder la mort en face. Elle tire le rideau sur la belle apparence à quoi elle s’est laissée réduire – l’image est envahie de noir, comme un entracte – et en émerge avec ses habits de deuil. Elle jette un œil à son reflet, puis d’un geste emporté elle arrache sa perruque, comme pour désavouer l’image que lui a renvoyé le miroir. Elle fait mine de sortir, et peine à quitter l’espace étroit que délimitent deux poutres (entre lesquelles est enclos le miroir), et où la pousse Angèle. Pour finir elle s’échappe, et dit « Zut » au fatalisme de sa domestique.

Elle abandonne le décor contrasté de son atelier pour aborder, dans les rues, des gris en demi-teinte. Le thème de Sans toi la hante, tandis qu’elle franchit les portes et grilles qui la protégeaient jusque-là des agressions du dehors. Bien que ses angoisses demeurent vives, Cléo s’engage sur la voie d’un apaisement que matérialise l’architecture urbaine.

Si la première partie du film soulignait la coquetterie, l’égoïsme et l’introspection de Cléo par une profusion de miroirs, la seconde moitié du récit recoure plus volontiers à des contrechamps qui signale l’intérêt croissant de l’héroïne pour ce qui l’entoure. Dans la vitre du restaurant La Pagode, le reflet de Cléo est troublé par des idéogrammes, et l’image des badauds à l’arrière-plan que le mouvement de la caméra lui découvre. Elle cesse de scruter sa propre image pour commencer à étudier le réel ; les images de la rue ont de ce fait une qualité documentaire qui tranche avec la théâtralité des intérieurs.

L’obsession de Cléo fait surgir partout dans l’environnement des références à la maladie et à la mort. C’est d’abord l’enseigne « Bonne santé« , puis les grenouilles avalées vivantes. L’angoisse de la jeune femme, qui a trait à son intégrité physique, est aggravée par ce spectacle d’un corps monstrueux, tout comme elle frémissait face aux masques africains aperçus pendant le trajet en taxi.

Elle s’éloigne. Dans le dernier plan de la séquence, la caméra découvre au hasard des rues les symboles de son anxiété, et les relie par un panoramique en forme de rébus : des fleurs, image de l’éphémère beauté de Cléo, et une horloge, rappel du temps qui passe, inexorable, et de la mort à terme.

[1] Jean Clay, « Une cinéaste vous parle: Agnès Varda », Réalités n°195, avril 1962