Charulata
Satyajit Ray, 1964

de 00:00:00 à 00:10:27

Le générique de Charulata s’inscrit près de deux mains de femme, occupées à broder des lauriers et la lettre « B ». C’est pour Bhupati, l’époux, à qui l’héroïne dévouée dédie ses heures creuses de femme d’intérieur; c’est aussi l’initiale de Bankim, l’auteur fétiche qui partage son temps libre. Cette ouverture trace une affinité entre la broderie et l’écriture, deux ornements du quotidien de Charulata. Le tambour à broder est à l’image de l’espace où s’inscrivent les allées et venues de l’héroïne: une forme close, où l’art seul suscite l’embellie.

De ce geste appliqué, tout à la fois profond et étriqué, la caméra s’éloigne pour révéler la jeune femme assise sous le montant d’un lit à baldaquin. C’est le premier des nombreux cadres où le décor et la composition des plans l’enserrent; lorsqu’elle se lève et sort, la caméra l’escorte dans le couloir et la dépose dans l’encadrement de la porte. Les fenêtres sont closes, les points de fuite entravés; les enchâssements de cadres et la filature de la caméra traduisent l’enfermement de Charulata dans ses appartements, qu’un détail du décor, juste derrière elle, apparente à une cage dorée. L’oiseau libre, lui, est hors-champ, et chassé.

Le silence de la demeure n’est troublé d’abord que par les coups du pendule, qui s’associent au long mouvement de caméra, dans la galerie, pour suggérer la langueur et l’ennui. Puis un chant s’élève de la rue, une fois Charulata retournée dans sa chambre, qui la précipite vers un roman posé sur le lit. La littérature est ainsi désignée comme le moyen d’étancher sa curiosité pour la réalité extérieure.

Le chant se poursuit, comme un appel, tandis qu’elle referme le livre et va tirer un autre ouvrage de sa bibliothèque. L’architecture du balcon intérieur interpose des colonnes, des lignes verticales sur son trajet, et la caméra la précède à chaque tournant; si fluides que soient ses itinéraires, Charulata demeure contrainte. Si la souplesse des mouvements de caméra témoigne de la vivacité du personnage, les plans larges n’en attestent pas moins sa solitude. Du fait de son statut social, que révèlent le mobilier et les éléments décoratifs propres au goût de la bourgeoisie libérale bengali, elle est vouée à l’intérieur, rivée statutairement au décor. Les murs chargés du salon, les menuiseries de la bibliothèque y insistent.

Elle choisit un roman de Bankim, dont le nom lui inspire une mélodie. Un roulement de tambour s’élève alors, dont le coup d’œil qu’elle jette vers le hors-champ laisse supposer qu’il vient de la rue. Mais puisqu’aucun contrechamp ne vient d’abord accréditer la source du son, ce battement superposé à un plan serré de Charulata dedos, absorbée dans sa lecture, peut s’entendre comme celui d’un cœur. C’est signe tant de son amour pour la littérature que du rôle qu’auront l’écriture et l’œuvre de Bankim dans les sentiments qui l’uniront à Amal. La jeune femme chantonne encore le nom de l’écrivain, et ce refrain uni à la cadence du tambour fait du livre un trait d’union entre elle et le monde. L’instant de la lecture est une parenthèse, ce que traduisent la durée du plan et le pas ralenti de Charulata.

Elle va à la fenêtre et entrouvre les claires-voies. En contrebas, dans la rue, un mendiant tient en laisse deux singes. Les lattes horizontales des persiennes cloisonnent les espaces et tiennent l’extérieur à distance. La jeune femme cependant s’y intéresse, et l’éclat blanc du jour, dehors, éclaire soudain son visage. Elle emprunte de nouveau le balcon, d’un pas décidé, pour regagner la chambre, et d’un tiroir de son secrétaire elle sort de petites jumelles de théâtre, cerclées d’or. Le traveling avant, qui resserre le cadre sur les bésicles, traduit le caractère impulsif du geste et de Charulata. Un traveling latéral suit ensuite les jumelles, en gros plan, à travers la balustrade dont les lignes verticales jurent avec le mouvement et les rayures horizontales du sari, et appuient cette impression de rapidité heurtée. Les plans sont désormais plus courts et les raccords se font dans le mouvement plutôt que sur les entrées et sorties de cadre – l’anecdote fait irruption dans la routine de la jeune femme, et son esprit vif aussitôt s’en empare. « La solitude de Charulata est décrite visuellement au commencement du film. Mais il y a aussi quelque chose d’amusant dans cette séquence inaugurale; elle est assez inventive de son temps libre, alors la technique est enjouée.[1] » explique Satyajit Ray.

Elle épie les passants et cette fois l’architecture ne contraint plus la vue – c’est son regard qui choisit et assemble les fragments d’image, à la façon d’une metteuse en scène. La plongée et la lumière puissante qui éclaire la rue donne d’ailleurs aux scènes des allures de théâtre d’ombres. Le halo des jumelles cependant tronque le cadre et souligne la distance qui la sépare du monde dont elle est, des hauteurs recluses de sa tour, le témoin impuissant. Le plan large qui suit cette récréation et montre Charulata seule, dans le salon immense et richement décoré, n’accentue que plus cruellement sa solitude. La reprise de l’air lancinant de Tagore, qui accompagnait la scène de broderie et contraste avec l’emballement joyeux du tambour, laisse entendre sa mélancolie.

Elle traverse le salon, effleure le mobilier – drapée dans un sari au motif géométrique, elle est aussi un élément du décor. Elle joue deux notes au piano, qui font mieux résonner le silence qui enveloppe de nouveau l’appartement. Un bruit, sur le balcon, la détourne du clavier, mais au lieu d’un contrechamp raccordé à son regard le plan suivant – un homme passe en silence, dans la galerie – est cadré selon un axe improbable qui exprime le malentendu entre les deux personnages. Les allées et venues de son mari, qui lui semble indifférent, font resurgir autour de Charulata les cadres qui l’isolent. Debout dans l’embrasure de la porte, elle est comme happée par l’architecture.

Un plan de Bhupati qui s’éloigne vers le fond de l’image, tandis qu’elle est en amorce, de dos, à droite, joue des lignes de fuite et de la perspective pour amplifier la distance qui les sépare. Charulata porte les jumelles à ses yeux, et voit disparaître son époux – il ne lui semble pas plus proche que les anonymes des rues, et le battement du tambour ne connote plus l’empressement enfantin de tantôt mais un cœur étreint. La jeune femme habite seule le cadre, à l’étroit dans le grand intérieur. Un traveling arrière brusque la ramène à son isolement.

[1] « A conversation with Satyajit Ray », entretien avec Andrew Robinson, Films and filming, août 1982, p.12-22

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