À propos de Nice
Jean Vigo, 1930

Feu d’artifice, poudre aux yeux.
Ainsi s’ouvre À propos de Nice.

Un feu d’artifice – futile, éphémère – et une vue aérienne de la ville.
Les plans rapprochés la révéleront décadente, hypocrite, rongée d’inégalité, bouffie de plaisirs.
En prélude deux marionnettes naïves, débarquées fraîchement à l’ombre des palmiers, sont balayées par un râteau de croupier.

Des vies ruinées en distractions: Jean Vigo veut faire ici « le procès d’un certain monde« . Ses vues sont à charge de l’oisiveté bourgeoise, « de grossières réjouissances placées sous le signe du grotesque, de la chair et de la mort, et qui sont les derniers soubresauts d’une société qui s’oublie jusqu’à vous donner la nausée et vous faire le complice d’une solution révolutionnaire. »

À propos de Nice est projeté le 14 juin 1930 au théâtre du Vieux Colombier et son jeune auteur assène, avant propos, un texte titré « Vers un cinéma social« . Il y rend hommage à l’influence de Dziga Vertov, frère de l’opérateur Boris Kaufman qui a filmé à angles neufs les rues de Nice, et à Luis Buñuel: « J’aurais voulu projeter aujourd’hui Un Chien Andalou, qui, pour être un drame intérieur développé sous forme de poème, ne présente pas moins, selon moi, toutes les qualités d’un film à sujet d’ordre social. » Jean Vigo l’élit en modèle de son propre cinéma – enfiévré, poétique et documentaire à la fois.

Sous-titré « Point de vue documenté« , À propos de Nice assume ainsi son regard critique, engagé, mais se veut preuve par l’image. « Le but sera atteint si l’on parvient à révéler la raison cachée d’un geste, à extraire d’une personne banale et de hasard sa beauté intérieure ou sa caricature, si l’on parvient à révéler l’esprit d’une collectivité d’après une de ses manifestations purement physiques. Et cela, avec une force telle, que désormais le monde qu’autrefois nous côtoyions avec indifférence, s’offre à nous malgré lui au-delà de ses apparences. Ce documentaire social devra nous dessiller les yeux« , écrit Vigo.

La syncope du montage met le pittoresque à distance; les chocs d’images sont crus, corrosifs, ils font éclore des correspondances ténues et éloquentes, de lointaines parentés de mouvement – des vagues échouent blanches, sur le sable, et l’eau sale des trottoirs mousse au bout des balais; un peintre empourpre le visage d’un grand Guignol, le cafetier époussette les tables de la terrasse, un casse-cou ébarbe un palmier; petites mains affairées partout pour la venue des riches. Les grands hôtels, couchés de côté, se relèvent ensemble; au matin la ville est parée.

La caméra court le long d’une lézarde, au pied de la Promenade des Anglais. L’asphalte craque, les coutures, trop guindées, sont près de rompre. En un raccord l’avenue s’encombre d’endimanchés. Galerie de portraits dédaigneux, gonflés de contentement et de contre-plongée. Quelques photographes qui ne sont pas Vigo courtisent ces vanités.

Un roquet en arrêt, constipé; au plan suivant c’est un rien de papier que l’égoutier ramasse. On n’en voit que la brosse, les mains pleines, le vide-ordures et les roues qui s’éloignent, basses. Puis une mendiante éconduite, d’un geste las, les yeux fuyants; peuple pauvre évincé des pavés clairs. La caméra prend de la hauteur et toise la digue mouchetée d’ombrelles et d’estivants. Dans la baie, un troupeau de voiliers pareils tourne en rond.

Loisirs. Le blanc des voiles et des habits de tennis, la ligne blanche du court. Le service d’un sportif élancé termine (cut) sur le terrain de pétanque, où des travailleurs bien mis, moins raides, mieux ronds jouent plus près du sol. À rebours de leurs empressements gais, de leur allant, la vitesse mécanique des manèges bourgeois: la traîne écumante qui file le train des bateaux, et la gerbe rapide des automobiles de course.

Des cabriolets s’arrêtent empesés pompeux imposants, devant un tapis déroulé. Les portières s’ouvrent – sont ouvertes – sur des sourires pincés que ne passent pas les mercis. A la terrasse des cafés, des esseulés s’ennuient de regarder passer les voitures.

Le montage moque la ménagerie de la Promenade. Une femme est apprêtée près d’un chien en rubans. Un homme disparaît sous sa cape de fourrure. Une vieille en plumet paraît une autruche, le port altier, l’œil méchant. Des mouettes escortent les liseurs de canards. Sur la plage, un marin cagnard est soudain noirci de soleil; des crocodiles se tannent et s’entassent, prélassés, sur des rives étroites.

Des corps assis, assoupis, relâchés, des jambes lourdes qui retombent molles, des chaussettes roulées sur de blancs mollets, des bouches avachies et des lèvres ballantes. Vigo tourne à l’improviste pour saisir le naturel des regards et des poses. « L’appareil de prise de vues sera braqué sur ce qui doit être considéré comme un document, et qui sera interprété, au montage, en tant que document. Bien entendu, le jeu conscient ne peut être toléré. Le personnage aura été surpris par l’appareil, sinon l’on doit renoncer à la valeur document d’un tel cinéma. »

Ça et là cependant, des escamotages concertés. La chair impudique sort de sous l’habit.
Un cireur de pompes. Sous la chaussure vernie, soudain envolée, un va-nu-pieds.
Une coquette change dix fois de mise et finit dépouillée, bourgeoise sans tenue.
Ces raccords rêvés mettent à nu les inégalités et l’indécence.

Puis les beaux bâtiments de Nice, coupes élégantes par tailleurs de renom: un habit de rayures et d’arches éclatantes que la caméra chevauche, taquine. Reléguées au contre-jour, les façades assombries des quartiers populaires ont le dessin plus modeste. Le regard dévale joyeusement les cordes à linge, jusqu’aux mains affairées riantes dans l’eau et les draps blancs. Deux garçons coiffés de pissaladières remontent les rues étroites, des enfants jouent à la mourre; les doigts vont vifs des tartes aux gosses. Les mains sont difformes de compter les points, ou d’être pauvres; un gamin les a mangées de lèpre, et le visage aussi. L’image est douloureuse. On remonte un caniveau embouteillé; délogé de l’ordure un chat fuit, farouche, (cut) entre les jambes élégantes des danseurs. Raccord heurté des mioches aux mondains. Ils dansent et se regardent danser. Le motif d’une robe emporte leur ronde vers les rues du Carnaval.

Les faces grotesques, en carton-pâte, marchent au côté de visages flétris; les dames et les chevaux portent ruban. Le sol est maculé des fleurs cueillies fraîches, plus tôt, gâchis de petites mains. Sous les chars et les rires de la foule, il y a les regards fatigués des porteurs. De jeunes femmes se trémoussent, pareilles à des mannequins de vitrine, rutilants et froids.

Un officier à cheval et des uniformes en rang; le défilé de Carnaval devient militaire, et mène grand train aux tombes, en plan fixe et austère. Des bâtiments fumeux croisent dans la baie, sous l’œil morne des monuments aux morts. Dans les rues, un âne avant un vétéran comblé de médailles. L’ancien combattant salue – le baudet qui précède, ou la croix qui suit.

Les filles chaloupent encore, en contre-plongée. Le cadre est plein de leurs jambes et de leur jupon; au plan suivant, c’est une plongée sur l’abbé, seul et sombre dans une allée déserte. La caméra chavire sous les danseuses, et le religieux prend la tête d’un cortège funèbre. L’accéléré mêle les deux parades en une chorégraphie dérisoire , et par l’effet des angles et des valeurs de plan, les corps exorbitants sautillent allègres sur des morts minuscules. Du fond d’un égout la caméra, nez levé, guette les passants qui enjambent tête haute crasse et caveau. Leur regard se détourne sur les croupes, toujours, qui s’ébattent effrénées.

La danse ralentit brusquement. Elle s’étire et s’épuise de trop, en vain, l’ivresse écœurée se charge de mélancolie; le montage alterne le remous des robes et les marbres glacés du cimetière. La peau souple d’un intermittent est promise à la pierre, au voile raide des gisants. Vues du ciel, de la grève, et d’arbres sous la brise; Nice sera bientôt dépeuplée. Les vagues déferlent en silence.

Une statue de femme, de l’eau croupie au creux des cuisses. Une vieille bourgeoise s’émeut des aguicheuses, des cheminées d’usine se dressent contre son visage jubilant. Derniers sursauts de chair avant la mise à mort; la fête est achevée. Un sourire de carton-pâte, renversé contre le sol, paraît à l’agonie.

De la fumée monte, épaisse. Le Carnaval est réduit en cendres sous les rires ouvriers. Le feu, pour finir, consomme l’artifice, ruine les corps travestis, les poses et l’ossuaire.

(Les citations de Jean Vigo sont extraites de « Vers un cinéma social », « Présentation de A propos de Nice », pages 65-67,

Jean Vigo Œuvre de cinéma, Éditions La Cinémathèque Française Lherminier, 1985)

À lire aussi, le bel article de Philippe Bonnaves sur Le blog documentaire.